DE LA SERVITUDE HUMAINE OU DES FORCES DES AFFECTS

DE SERVITUTE HUMANA, SEU DE AFFECTUM VIRIBUS

PREFACE

J’appelle Servitude l’impuissance de l’homme à modérer et à réfréner ses affects ; soumis aux affects, en effet, l’homme ne relève pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel sur lui que souvent il est contraint, bien qu’il voie le meilleur pour lui, de faire le pire. Je me suis proposé, dans cette Partie, de démontrer la cause de ce fait et, en outre, ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les affects. Avant de commencer, toutefois, j’aimerais faire quelques observations préliminaires sur la perfection et l’imperfection, ainsi que sur le bien et le mal.

Qui a résolu de faire une chose et l’a parfaite, dira que son œuvre est parfaite, non seulement lui, mais quiconque connaît droitement ou croit connaître la pensée de l’Auteur et son but. Si, par exemple, on voit une œuvre (que je suppose n’être pas achevée) et si l’on sait que le but de l’Auteur est d’édifier une maison, on dira que la maison est imparfaite, et parfaite au contraire sitôt qu’on la verra portée à la fin que son Auteur avait résolu de lui donner. Mais, si quelqu’un on voit une œuvre sans avoir jamais vu rien de semblable et qu’il ne connaît pas la pensée de l’artisan, certes il ne pourra savoir si elle est parfaite ou imparfaite. Et telle paraît avoir été la première signification de ces vocables. Mais après que les hommes eurent commencé de former des idées générales et de se représenter par la pensée des modèles de maisons, d’édifices, de tours, etc., comme aussi de préférer certains modèles à d’autres, il est advenu que chacun appela parfait ce qu’il voyait convenir avec l’idée générale formée par lui des choses de même sorte, et imparfait au contraire ce qu’il voyait qui était moins conforme au modèle conçu par lui, encore que l’artisan eût entièrement exécuté son propre dessein. Et il ne semble pas qu’il y ait d’autre raison pourquoi les choses de la nature aussi, c’est-à-dire non faites par la main de l’homme, on les appelle ordinairement parfaites ou imparfaites ; les hommes, en effet, ont accoutumé de former tant des choses naturelles que des artificielles, des idées générales, qu’ils tiennent pour des modèles des choses, auxquels ils croient que la Nature (laquelle, suivant leur opinion, n’agit jamais qu’à cause de quelque fin) a égard et qu’elle se les propose comme modèles. Lors donc qu’ils voient se faire, dans la Nature, quelque chose de moins conforme au modèle par eux conçu pour une chose de même sorte, ils croient que la Nature elle-même s’est trouvée en défaut ou a péché, et qu’elle a laissé imparfaite son œuvre. Ainsi voyons-nous que les hommes ont accoutumé de nommer parfaites ou imparfaites les choses naturelles, plus en vertu d’un préjugé que par une vraie connaissance de ces choses. Nous l’avons montré en effet dans l’Appendice de la Première Partie, la Nature n’agit pas pour une fin ; cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même nécessité qu’il existe. Car la même nécessité de nature par laquelle il existe, est celle aussi, nous l’avons fait voir (Proposition 16, p. I), par laquelle il agit. Donc la raison, ou la cause, pourquoi Dieu, ou la Nature, agit et pourquoi il existe est une et toujours la même. Comme donc il n’existe pour aucune fin, il n’agit aussi pour aucune ; mais comme son existence, son action aussi n’a ni principe, ni fin. Ce qu’on appelle cause finale n’est d’ailleurs rien que l’appétit humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primitive d’une chose. Quand, par exempte, nous disons que l’habitation a été la cause finale de tette ou telle maison, certes nous n’entendons rien d’autre sinon qu’un homme, ayant imaginé les avantages de la vie de maison, a eu l’appétit de construire une maison. L’habitation donc, en tant qu’elle est considérée comme une cause finale, n’est rien de plus qu’un appétit singulier, et cet appétit est en réalité une cause efficiente, considérée comme première, parce que les hommes ignorent communément les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, je l’ai dit souvent, conscients de leurs actions et appétits, mais ignorants des causes par où ils sont déterminés à appéter quelque chose. Pour ce qu’on dit ordinairement, que la Nature est en défaut ou pèche parfois et produit des choses imparfaites, je le range au nombre des propos que j’ai examinés dans l’Appendice de la Première Partie. La perfection donc et l’imperfection ne sont en réalité que des modes de penser, je veux dire des notions que nous avons coutume de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même espèce ou de même genre ; à cause de quoi, j’ai dit plus haut (Définition 6, p. II) que par perfection et réalité j’entendais la même chose. Nous avons coutume en effet de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique appelé généralissime, autrement dit, à la notion de l’Être qui appartient à tous les individus de la Nature absolument. En tant donc que nous ramenons les individus de la Nature à ce genre et les comparons entre eux, et dans la mesure où nous trouvons que les uns ont plus d’entité ou de réalité que les autres, nous disons qu’ils sont plus parfaits les uns que les autres, et en tant que nous leur attribuons quelque chose qui, telle une limite, une fin, une impuissance, enveloppe une négation, nous les appelons imparfaits, parce qu’ils n’affectent pas notre esprit de manière égale à ceux que nous appelons parfaits, et non parce qu’il leur manque quelque chose qui leur appartienne ou que la Nature ait péché. Rien en effet n’appartient à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente, et tout ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente arrive nécessairement.

Quant au bon et au mauvais, ils n’indiquent également rien de positif dans les choses, considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des modes de penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être dans le même temps bonne et mauvaise et aussi indifférente, Par exemple la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’affligé ; pour le sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Bien qu’il en soit ainsi, cependant il nous faut conserver ces vocables. Car, comme nous désirons former une idée de l’homme qui soit comme un modèle de la nature humaine que nous puissions placer devant nos yeux, il nous sera utile de conserver ces vocables dans le sens que j’ai dit. J’entendrai donc par bon dans ce qui va suivre, ce que nous savons avec certitude qui est un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude qui nous empêche de reproduire ce modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus ou moins parfaits, suivant qu’ils se rapprocheront plus ou moins de ce même modèle. Il faut l’observer avant tout en effet, si je dis que quelqu’un passe d’une moindre à une plus grande perfection, ou inversement, je n’entends point par là que d’une essence ou forme il se mue en une autre. Un cheval, par exemple, est détruit aussi bien s’il se mue en homme que s’il se mue en insecte ; mais que c’est sa puissance d’agir, en tant qu’elle est comprise par sa nature, que nous concevons comme accrue ou diminuée. Par perfection en général enfin j’entendrai, comme je l’ai dit, la réalité, c’est-à-dire l’essence d’une chose quelconque en tant qu’elle existe et produit quelque effet d’une manière précise, n’ayant nul égard à sa durée. Nulle chose singulière en effet ne peut être dite plus parfaite, pour la raison qu’elle a persévéré plus longtemps dans l’existence ; car la durée des choses ne peut être déterminée par leur essence, puisque l’essence des choses n’enveloppe aucun temps certain et déterminé d’existence, mais une chose quelconque, qu’elle soit plus ou moins parfaite, pourra persévérer toujours dans l’existence avec la même force par quoi elle a commencé d’exister, de sorte que toutes sont égales en cela.

DÉFINITIONS

I.Par bon j’entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile.

II.Par mauvais j’entendrai, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions un bien.

III.J’appelle les choses singulières contingentes, en tant qu’ayant égard à leur seule essence, nous ne trouvons rien qui pose nécessairement leur existence ou l’exclue nécessairement.

IV.J’appelle les mêmes choses singulières possibles, en tant qu’ayant égard aux causes par où elles doivent être produites, nous ne savons si ces causes sont déterminées de façon à les produire.

(Dans le Scolie 1 de la Proposition 33, p. I, je n’ai fait aucune différence entre le possible et le contingent, parce qu’il n’était pas nécessaire en cet endroit de les distinguer avec soin.)

V.J’entendrai dans ce qui suit par affects contraires ceux qui traînent l’homme dans des directions différentes, quoiqu’ils soient du même genre, comme la gourmandise et l’avarice qui sont des espèces d’amour ; ce n’est pas par nature, mais par accident qu’ils sont contraires.

VI.J’ai expliqué dans les Scolies 1 et 2 de la Proposition 18, Partie III, ce que j’entends par affect à l’égard d’une chose future, présente et passée ; j’y renvoie.

(Il faut cependant noter ici, en outre, que, pas plus qu’une distance de lieu, nous ne pouvons imaginer distinctement une distance de temps au delà d’une certaine limite ; en d’autres termes, comme tous les objets distants de nous de plus de deux cents pieds, ou dont la distance du lieu où nous sommes, dépasse celle que nous imaginons distinctement, nous sont habituellement représentés par l’imagination à égale distance de nous comme s’ils étaient dans le même plan, de même aussi les objets dont nous imaginons que le temps d’existence est séparé du présent par un intervalle plus grand que celui que nous avons coutume d’imaginer distinctement, nous nous les représentons tous par l’imagination à égale distance du présent et nous les rapportons en quelque sorte à un même instant du temps.)

VII.Par fin, à cause de laquelle nous faisons quelque chose, j’entends l’appétit.

VIII.Par vertu et puissance j’entends la même chose ; c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent être comprises par les seules lois de sa nature.

AXIOME

Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulière qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte. Mais une chose quelconque étant donnée, une autre plus puissante est donnée, par laquelle la première peut être détruite.

PROPOSITION 1

Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai, en tant que vrai.

DÉMONSTRATION

La fausseté consiste dans la seule privation de connaissance qu’enveloppent les idées inadéquates (Proposition 35, p. II), et celles-ci n’ont rien de positif à cause de quoi elles sont dites fausses (Proposition 33, p. II). Mais, au contraire, en tant qu’elles se rapportent à Dieu, elles sont vraies (Proposition 32, p. II). Si donc ce qu’une idée fausse a de positif était ôté par la présence du vrai en tant qu’il est vrai, une idée vraie serait ôtée par elle-même, ce qui (Proposition 4, p. III) est absurde. Donc rien de ce qu’une idée fausse, etc. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cette Proposition se comprend plus clairement par le Corollaire 2 de la Proposition 16, Partie II. Car une imagination est une idée qui indique plutôt l’état présent du corps humain que la nature du corps extérieur, non distinctement à la vérité, mais confusément ; par où il arrive que l’esprit est dit faire erreur. Quand par exemple nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux cents pieds ; en quoi nous nous trompons aussi longtemps que nous ignorons sa vraie distance ; mais, quand elle est connue, l’erreur certes est ôtée, mais non l’imagination, c’est-à-dire l’idée du soleil, qui n’explique la nature de celui-ci qu’en tant que le corps est affecté par lui ; et ainsi, bien que connaissant sa vraie distance, nous n’imaginerons pas moins qu’il est proche de nous. Comme nous l’avons dit en effet dans le Scolie de la Proposition 35, Partie II, nous n’imaginons pas le soleil proche parce que nous ignorons sa vraie distance, mais parce que l’esprit conçoit la grandeur du soleil en tant que le corps est affecté par lui. De même, quand les rayons du soleil, tombant sur la surface de l’eau, parviennent à nos yeux après réflexion, nous l’imaginons comme s’il était dans l’eau, encore que sachant le lieu où il est vraiment ; et de même les autres imaginations par où l’esprit est trompé, qu’elles indiquent l’état naturel du corps, ou qu’elles indiquent soit un accroissement, soit une diminution de sa puissance d’agir, ne sont pas contraires au vrai et ne s’évanouissent pas par sa présence. Il arrive bien, quand nous avons à faux peur de quelque mal, que la peur s’évanouisse à l’audition d’une nouvelle vraie ; mais il arrive aussi, en revanche, quand nous avons peur d’un mal dont la venue est certaine, que la peur s’évanouisse aussi à l’audition d’une nouvelle fausse, et ainsi les imaginations ne s’évanouissent pas par la présence du vrai, en tant que vrai, mais parce qu’il s’en offre de plus fortes qui excluent l’existence présente des choses que nous imaginons, comme nous l’avons montré Proposition 17, Partie II.

PROPOSITION 2

Nous sommes passifs en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue par soi sans les autres parties.

DÉMONSTRATION

Nous sommes dits passifs quand quelque chose se produit en nous de quoi nous ne sommes que la cause partielle (Définition 2, p. III), c’est-à-dire (Définition 1, p. III) quelque chose qui ne peut être déduit des seules lois de notre nature. Nous sommes passifs donc en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties. C.Q.F.D.

PROPOSITION 3

La force avec laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures.

DÉMONSTRATION

Cela est évident, par l’Axiome de cette Partie. Car, si un homme est donné, quelque autre chose plus puissante, disons A, est donnée, et si A est donné, quelque autre chose encore, disons B, plus puissante que A, et cela à l’infini ; par suite, la puissance de l’homme est limitée par celle d’une autre chose et infiniment surpassée par celle des causes extérieures, C.Q.F.D.

PROPOSITION 4

Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et ne puisse subir d’autres changements que ceux qui se peuvent comprendre par sa seule nature et dont il est cause adéquate.

DÉMONSTRATION

La puissance par laquelle les choses singulières et conséquemment l’homme conservent leur être est la puissance même de Dieu ou de la Nature (Corollaire de la Proposition 24, p. I), non en tant qu’elle est infinie, mais en tant qu’elle peut s’expliquer par une essence humaine actuelle (Proposition 7, p. III). Donc la puissance de l’homme, en tant qu’elle s’explique par son essence actuelle est une partie de la puissance infinie, c’est-à-dire de l’essence (Proposition 34, p. I), de Dieu ou de la Nature : ce qui était le premier point.

Ensuite, s’il était possible que l’homme pût n’éprouver d’autres changements que ceux qui se peuvent comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il s’ensuivrait (Propositions 4 et 6, p. III) qu’il ne pourrait périr mais existerait toujours nécessairement ; et cela devrait suivre d’une cause dont la puissance fût finie ou infinie ; je veux dire ou bien de la seule puissance de l’homme, qui pourrait donc écarter de lui-même les autres changements pouvant venir de causes extérieures ; ou bien par la puissance infinie de la Nature dirigeant toutes les choses singulières de façon que l’homme pût éprouver ces changements seulement qui servent à sa conservation.

Mais la première hypothèse est absurde (par la Proposition précédente dont la démonstration est universelle et peut être appliquée à toutes les choses singulières).

Si donc il se pouvait que l’homme n’éprouvât d’autres changements que ceux qui se peuvent comprendre par la seule nature de l’homme lui-même et conséquemment (comme nous venons de le montrer) existât toujours, cela devrait suivre de la puissance infinie de Dieu ; et en conséquence (Proposition 16, p. I), de la nécessité de la nature divine, en tant qu’il est considéré comme affecté de l’idée d’un homme, devrait se déduire tout l’ordre de la Nature en tant que celle-ci est conçue sous les attributs de l’Étendue et de la Pensée. Il suivrait de là (Proposition 21, p. I) que l’homme serait infini, ce qui (par la première partie de cette démonstration) est absurde.

Il est donc impossible que l’homme n’éprouve d’autres changements que ceux dont il est cause adéquate. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, et qu’il suit l’ordre commun de la Nature et lui obéit, et s’y accommode autant que la nature des choses l’exige.

PROPOSITION 5

La force et la croissance d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, ne se définissent point par la puissance avec laquelle nous nous efforçons de persévérer dans l’existence, mais par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre.

DÉMONSTRATION

L’essence d’une passion ne peut s’expliquer par notre seule essence (Définitions 1 et 2, p. III), c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) la puissance d’une passion ne peut se définir par la puissance avec laquelle nous nous efforçons de persévérer dans notre être, mais (comme nous l’avons montré Proposition 16, p. II) doit se définir nécessairement par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre. C.Q.F.D.

PROPOSITION 6

La force d’une passion, c’est-à-dire d’un affect, peut surpasser les autres actions de l’homme, ou sa puissance, de telle sorte que cet affect demeure obstinément attaché à l’homme.

DÉMONSTRATION

La force et la croissance d’une passion quelconque, et sa persévérance à exister, se définissent par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre (Proposition précédente) ; elle peut donc (Proposition 3) surpasser la puissance de l’homme, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 7

Un affect ne peut être réfréné ni ôté sinon par un affect contraire, et plus fort que l’affect à réfréner.

DÉMONSTRATION

Un affect, en tant qu’il se rapporte à l’esprit, est une idée par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps plus grande ou moindre qu’auparavant (Définition générale des affects à la fin de la Troisième Partie). Quand donc l’esprit est en proie à quelque affect, le corps est affecté en même temps d’une affection qui accroît ou diminue sa puissance d’agir.

En outre, cette affection du corps (Proposition 5) reçoit de sa cause la force de persévérer dans son être ; elle ne peut donc être réfrénée ni ôtée, sinon par une cause corporelle (Proposition 6, p. II) qui affecte le corps d’une affection contraire à elle (Proposition 5, p. III) et plus forte (Axiome), et alors (Proposition 12, p. II) l’esprit est affecté de l’idée d’une affection plus forte, et contraire à la première, c’est-à-dire (Définition générale des affects) que l’esprit sera affecté d’un affect plus fort, et contraire au premier, qui exclura ou ôtera l’existence du premier, et par suite un affect ne peut être ni ôté ni réfréné sinon par un affect contraire et plus fort. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Un affect, en tant qu’il se rapporte à l’esprit, ne peut être réfréné ni ôté sinon par l’idée d’une affection du corps contraire et plus forte que celle dont nous pâtissons. Car un affect dont nous pâtissons ne peut être réfréné ni ôté sinon par un affect plus fort que lui et contraire à lui (Proposition précédente), c’est-à-dire (Définition générale des affects) par l’idée d’une affection du corps plus forte et contraire à l’affection dont nous pâtissons.

PROPOSITION 8

La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients.

DÉMONSTRATION

Nous appelons bon ou mauvais ce qui est utile ou nuisible à la conservation de notre être (Définitions 1 et 2), c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) ce qui accroît ou diminue, seconde ou réfrène notre puissance d’agir. En tant donc (définitions de la joie et de la tristesse, Scolie de la Proposition 11, p. III) que nous percevons qu’une chose nous affecte de joie ou de tristesse, nous l’appelons bonne ou mauvaise ; et ainsi la connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’idée de la joie ou de la tristesse, qui suit nécessairement (Proposition 22, p. II) de l’affect même de joie ou de tristesse. Mais cette idée est unie à l’affect de la même manière que l’esprit est uni au corps (Proposition 21, p. II) ; c’est-à-dire (comme on l’a montré dans le Scolie de la même Proposition) cette idée ne se distingue, en réalité, de l’affect lui-même, autrement dit (Définition générale des affects) de l’idée d’une affection du corps, que par le seul concept ; donc cette connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre que l’affect même, en tant que nous en sommes conscients. C.Q.F.D.

PROPOSITION 9

Un affect dont nous imaginons que la cause nous est actuellement présente, est plus fort que si nous imaginions que cette cause n’est pas présente.

DÉMONSTRATION

Une imagination est une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente (Scolie de la Proposition 17, p. II), mais qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure (Corollaire 2 de la Proposition 16, p. II). Un affect est donc une imagination (Définition générale des affects), en tant qu’il indique l’état du corps. Mais une imagination est plus intense (Proposition 17, p. II) aussi longtemps que nous n’imaginons rien qui exclut l’existence présente de la chose extérieure ; donc un affect aussi, dont nous imaginons que la cause est actuellement présente, est plus intense ou plus fort que si nous imaginions que cette cause n’est pas présente. C.Q.F.D.

SCOLIE

Quand j’ai dit plus haut, Proposition 18, Partie III, que nous sommes affectés du même affect par l’image d’une chose future ou passée, que si la chose imaginée était présente, j’ai expressément fait observer que cela est vrai en tant que nous avons égard à la seule image de la chose elle-même ; elle est de même nature en effet, que la chose imaginée existe ou pas ; je n’ai pas nié cependant que cette image est rendue plus faible quand nous considérons la présence d’autres choses excluant l’existence présente de la chose future ; je ne l’ai pas fait observer à ce moment parce que j’avais résolu de traiter dans cette Partie-ci des forces des affects.

COROLLAIRE

L’image d’une chose future ou passée, c’est-à-dire d’une chose que nous considérons avec une relation au temps futur ou passé, le présent exclu, est plus faible, toutes choses égales d’ailleurs, que l’image d’une chose présente ; et conséquemment un affect se rapportant à une chose future ou passée sera, toutes choses égales d’ailleurs, plus relâché qu’un affect se rapportant à une chose présente.

PROPOSITION 10

À l’égard d’une chose future que nous imaginons devoir être prochainement, nous sommes affectés de façon plus intense que si nous imaginions que son temps d’existence est beaucoup plus éloigné du présent ; et le souvenir d’une chose que nous imaginons n’être pas passée depuis longtemps, nous affecte aussi de façon plus intense que si nous l’imaginions passée depuis longtemps.

DÉMONSTRATION

En tant, en effet, que nous imaginons qu’une chose sera prochainement, ou n’est pas passée depuis longtemps, nous imaginons par cela même quelque chose qui exclut moins sa présence, que si nous imaginions que son temps d’exister est plus éloigné du présent ou qu’elle est passée depuis longtemps (comme il est connu de soi) ; par suite (Proposition précédente), nous serons dans la même mesure affectés de façon plus intense à son égard. C.Q.F.D.

SCOLIE

Il suit de l’observation jointe à la Définition 6, qu’à l’égard des objets séparés du temps présent par un intervalle plus grand que celui que nous pouvons déterminer dans l’imagination, nous sommes affectés d’une façon également modérée, bien que nous comprenions qu’ils sont séparés entre eux par un long intervalle de temps.

PROPOSITION 11

Un affect se rapportant à une chose que nous imaginons comme nécessaire est plus intense, toutes choses égales d’ailleurs, que s’il se rapporte à une chose possible ou contingente, c’est-à-dire non nécessaire.

DÉMONSTRATION

En tant que nous imaginons qu’une chose est nécessaire, nous affirmons son existence, et au contraire nous nions l’existence d’une chose en tant que nous imaginons qu’elle n’est pas nécessaire (Scolie 1 de la Proposition 33, p. I) ; et, par suite (Proposition 9), un affect se rapportant à une chose nécessaire sera plus intense, toutes choses égales d’ailleurs, que s’il se rapporte à une chose non nécessaire. C.Q.F.D.

PROPOSITION 12

Un affect se rapportant à une chose que nous savons ne pas exister présentement et que nous imaginons comme possible est, toutes choses égales d’ailleurs, plus intense que s’il se rapporte à une chose contingente.

DÉMONSTRATION

En tant que nous imaginons une chose comme contingente, nous ne sommes affectés d’aucune image d’une autre chose qui en pose l’existence (Définition 3) ; au contraire (suivant l’hypothèse), nous imaginons certaines choses qui en excluent l’existence présente.

Mais en tant que nous imaginons qu’une chose est possible dans le futur nous imaginons certaines choses qui en posent l’existence (Définition 4) ; c’est-à-dire (Proposition 18, p. III) qui alimentent l’espoir ou la crainte ; et par suite l’affect se rapportant à une chose possible est plus vif. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Un affect se rapportant à une chose que nous savons ne pas exister dans le présent et que nous imaginons comme contingente, est beaucoup plus relâché que si nous imaginions que la chose est actuellement présente.

DÉMONSTRATION

Un affect se rapportant à une chose que nous imaginons exister présentement est plus intense que si nous en imaginions l’objet comme futur (Corollaire de la Proposition 9), et il est beaucoup plus vif si nous imaginons que ce temps futur est très éloigné du présent (Proposition 10). Un affect se rapportant à une chose dont nous imaginons que le temps d’existence est très éloigné du présent, est donc beaucoup plus relâché que si nous en imaginions l’objet comme présent ; et néanmoins il est plus intense (Proposition précédente) que si nous l’imaginions comme contingent ; et ainsi un affect se rapportant à une chose contingente sera beaucoup plus relâché que si nous imaginions que la chose est actuellement présente. C.Q.F.D.

PROPOSITION 13

Un affect se rapportant à une chose contingente que nous savons ne pas exister présentement est, toutes choses égales d’ailleurs, plus relâché qu’un affect se rapportant à une chose passée.

DÉMONSTRATION

En tant que nous imaginons une chose comme contingente, nous ne sommes affectés de l’image d’aucune autre qui pose l’existence de la première (Définition 3), mais au contraire (suivant l’hypothèse) nous imaginons certaines choses qui en excluent l’existence présente. Quand cependant nous l’imaginons avec une relation au temps passé, nous sommes supposés imaginer quelque chose qui la ramène à la mémoire, autrement dit en éveille l’image (Proposition 18 p. II, avec son Scolie), et fait par suite que nous la considérons comme si elle était présente (Corollaire de la Proposition 17, p. II). Et ainsi (Proposition 9) un affect se rapportant à une chose contingente que nous savons ne pas exister présentement, sera plus relâché, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un affect se rapportant à une chose passée. C.Q.F.D.

PROPOSITION 14

La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réfréner aucun affect, mais seulement en tant qu’elle est considérée comme un affect.

DÉMONSTRATION

Un affect est une idée par laquelle l’esprit affirme une force d’exister de son corps plus grande ou moindre qu’auparavant (Définition générale des affects) ; et ainsi (Proposition 1) il n’a rien de positif qui puisse être ôté par la présence du vrai ; conséquemment, la connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, réfréner aucun affect. Mais en tant qu’elle est un affect (voir Proposition 8), si elle est plus forte que l’affect à réfréner, elle pourra dans cette mesure seulement le réfréner (par la Proposition 7). C.Q.F.D.

PROPOSITION 15

Un désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, peut être éteint ou réfréné par beaucoup d’autres désirs naissant des affects auxquels nous sommes en proie.

DÉMONSTRATION

De la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant qu’elle est un affect (Proposition 8), naît nécessairement un désir (Définition 1 des affects), et il est d’autant plus grand que l’affect d’où il naît est plus grand (Proposition 37, p. III). Puisque cependant ce désir (par hypothèse) naît de ce que nous comprenons quelque chose vraiment, il se forme donc en nous en tant que nous agissons (Proposition 3, p. III) et doit ainsi être compris par notre essence seule (Définition 2, p. III) ; conséquemment (Proposition 7, p. III), sa force et sa croissance doivent être définies par la seule puissance de l’homme. Maintenant les désirs qui naissent des affects auxquels nous sommes en proie, sont aussi d’autant plus grands que ces affects seront plus vifs ; par suite leur force et leur croissance doivent être définies par la puissance des causes extérieures (Proposition 5) qui, comparée à la nôtre, la surpasse indéfiniment (Proposition 3). Par suite, les désirs qui naissent d’affects de cette sorte pourront être plus vifs que celui qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais ; et par là (Proposition 7) pourront réfréner ou éteindre ce dernier. C.Q.F.D.

PROPOSITION 16

Le désir qui naît de la connaissance du bon et du mauvais, en tant qu’elle est relative à l’avenir, peut plus aisément être réfréné ou éteint par le désir des choses qui sont présentement agréables.

DÉMONSTRATION

Un affect se rapportant à une chose que nous imaginons future, est plus relâché qu’un affect se rapportant à une chose présente (Corollaire de la Proposition 9). Or un désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, encore qu’elle ait trait à des choses qui sont bonnes présentement, peut être éteint ou réfréné par quelque désir téméraire (par la Proposition précédente dont la Démonstration est universelle) ; donc un désir qui naît de cette connaissance en tant qu’elle est relative au futur, pourra être plus facilement réfréné ou éteint, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 17

Un désir qui naît de la connaissance vraie du bon et du mauvais, en tant qu’elle a trait à des choses contingentes, peut encore bien plus facilement être réfréné par le désir des choses qui sont présentes.

DÉMONSTRATION

Cette proposition se démontre de la même manière que la précédente en se fondant sur le Corollaire de la Proposition 12.

SCOLIE

Je crois avoir montré par ce qui précède la cause pourquoi les hommes sont plus émus par l’opinion que par la Raison vraie, et pourquoi la connaissance vraie du bon et du mauvais excite des émotions dans l’âme et le cède souvent à tout genre d’appétit sensuel d’où ce mot du Poète : « Je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire ». L’Ecclésiaste paraît avoir eu aussi la même pensée en disant : « Qui accroît sa science accroît sa douleur ». Et si je dis cela, ce n’est pas en vue d’en conclure que l’ignorance vaut mieux que la science ou qu’entre un sot et un homme d’entendement il n’y ait aucune différence dans la modération des affects ; c’est parce qu’il est nécessaire de connaître tant la puissance que l’impuissance de notre nature, afin que nous puissions déterminer ce que peut la Raison et ce qu’elle ne peut pas dans la modération des affects ; et, j’ai dit que dans cette Partie je traiterai seulement de l’impuissance humaine. Car j’ai résolu de traiter séparément de la puissance de la Raison sur les affects.

PROPOSITION 18

Un désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un désir qui naît de la tristesse.

DÉMONSTRATION

Le désir est l’essence même de l’homme (Définition 1 des affects), c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Un désir qui naît de la joie, est donc secondé ou accru par cet affect même de joie (définition de la joie dans le Scolie de la Proposition 11, p. III) ; au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou réfréné par cet affect même de tristesse (Scolie de la Proposition 11, p. III) ; et ainsi la force du désir qui naît de la joie, doit être définie à la fois par la puissance humaine et par la puissance de la cause extérieure ; celle, au contraire, du désir qui naît de la tristesse doit l’être par la seule puissance humaine ; et ainsi le premier est plus fort que le second. C.Q.F.D.

SCOLIE

J’ai expliqué dans ce petit nombre de propositions les causes de l’impuissance et de l’inconstance humaines et pourquoi les hommes n’observent pas les préceptes de la Raison. Il me reste à montrer ce que la Raison nous prescrit et quels affects conviennent avec les règles de la Raison humaine, quels leur sont contraires.

Avant, toutefois, de commencer à le démontrer suivant l’ordre prolixe des géomètres que j’ai adopté, il convient ici de faire d’abord connaître brièvement ces commandements de la Raison, afin qu’il soit plus aisé à chacun de percevoir mon sentiment. Comme la Raison ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui. Et cela est vrai aussi nécessairement qu’il est vrai que le tout est plus grand que la partie (voir Proposition 4, p. III).

Ensuite, puisque la vertu (Définition 8) ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut s’efforcer de conserver son être (Proposition 7, p. III) sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là :

1° Que le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité consiste en ce que l’homme peut conserver son être ;

2° Que la vertu doit être appétée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être appétée ;

3° Enfin que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature.

Il suit, en outre, du Postulat 4, Partie II, qu’il nous est toujours impossible de faire que nous n’ayons besoin d’aucune chose extérieure à nous pour conserver notre être, et vivions sans commerce avec les choses extérieures ; si d’ailleurs nous avons égard à notre esprit, certes notre entendement serait plus imparfait si l’esprit était seul et qu’elle ne comprît rien en dehors de lui-même.

Il y a donc hors de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles et que, pour cette raison, il nous faut appéter. Parmi elles la pensée n’en peut inventer de meilleures que celles qui conviennent entièrement avec notre nature. Car si, par exemple, deux individus entièrement de même nature se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun séparément. Rien donc de plus utile à l’homme que l’homme ; les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de convenir tous en toutes choses de façon que les esprits et les corps de tous composent en quelque sorte un seul esprit et un seul corps, de s’efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité commune à tous ; d’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c’est-à-dire ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la Raison, n’appètent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes.

Tels sont les commandements de la Raison que je m’étais proposé de faire connaître ici en peu de mots avant de commencer à les démontrer dans l’ordre avec plus de prolixité, et mon motif pour le faire a été d’attirer, s’il est possible, l’attention de ceux qui croient que ce principe : chacun est tenu de chercher ce qui lui est utile, est le fondement de l’immoralité, non de la vertu et de la piété. Après avoir montré brièvement que c’est tout le contraire, je continue à le démontrer par la même voie que nous avons suivie jusqu’ici dans notre marche.

PROPOSITION 19

Chacun appète ou a en aversion nécessairement par les lois de sa nature ce qu’il juge être bon ou mauvais.

DÉMONSTRATION

La connaissance du bien et du mal est (Proposition 8) l’affect même de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience ; et par suite (Proposition 28, p. III) chacun appète nécessairement ce qu’il juge être bon et a au contraire en aversion ce qu’il juge être mauvais. Mais cet appétit n’est rien d’autre que l’essence même ou la nature de l’homme (Définition de l’appétit dans le Scolie de la Proposition 9, p. III, et Définition 1 des affects). Chacun donc, par les seules lois de sa nature, appète ou a en aversion nécessairement, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 20

Plus chacun s’efforce et a le pouvoir de chercher ce qui est utile, c’est-à-dire de conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus il est doué de vertu ; et au contraire, dans la mesure où chacun néglige de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son être, il est impuissant.

DÉMONSTRATION

La vertu est la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme (Définition 8), c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) qui se définit par le seul effort par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Plus donc chacun s’efforce de conserver son être et le peut, plus il est doué de vertu, et conséquemment (Propositions 4 et 6, p. III) dans la mesure où quelqu’un néglige de conserver son être, il est impuissant. C.Q.F.D.

SCOLIE

Personne donc ne néglige d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Personne, dis-je, n’a la nourriture en aversion ou se donne la mort par une nécessité de sa nature, mais toujours contraint par des causes extérieures, ce qui peut arriver de beaucoup de manières ; l’un se tue, en effet, contraint par un autre qui lui retourne la main, munie par hasard d’un glaive, et le contraint à diriger ce glaive vers son propre cœur ; ou encore on est, comme Sénèque, contraint par l’ordre d’un tyran de s’ouvrir les veines, c’est-à-dire qu’on désire éviter un mal plus grand par un moindre, ou, enfin, c’est par des causes extérieures ignorées disposant l’imagination et affectant le corps de telle sorte qu’il revête une autre nature contraire à la première et dont l’idée ne peut être donnée dans l’esprit (Proposition 10, p. III). Mais que l’homme s’efforce par la nécessité de sa nature à ne pas exister, ou à changer de forme, cela est aussi impossible qu’il est impossible que quelque chose soit fait de rien, comme un peu de réflexion permet à chacun de le voir.

PROPOSITION 21

Nul ne peut avoir le désir de posséder la béatitude, de bien agir et de bien vivre, sans avoir en même temps le désir d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister en acte.

DÉMONSTRATION

La démonstration de cette Proposition, ou plutôt la chose elle-même, est évidente de soi et aussi par la définition du désir. Car le désir (Définition 1 des affects) de vivre, d’agir, etc. dans la béatitude, c’est-à-dire bien, est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) l’effort par lequel chacun s’efforce de conserver son être. Donc personne ne peut avoir le désir, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 22

Aucune vertu antérieure à celle-là (c’est-à-dire à l’effort pour se conserver) ne peut être conçue.

DÉMONSTRATION

L’effort pour se conserver est l’essence même d’une chose (Proposition 7, p. III). Si donc l’on pouvait concevoir une vertu antérieure à celle-là, c’est-à-dire à cet effort, l’essence d’une chose (Définition 8) se concevrait antérieurement à elle-même ce qui (comme il est connu de soi) est absurde. Donc on ne peut concevoir aucune vertu, etc. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

L’effort pour se conserver est le premier et unique fondement de la vertu. Car on ne peut concevoir (Proposition précédente) aucun autre principe antérieur à celui-là, et sans lui (Proposition 21) nulle vertu ne peut être conçue.

PROPOSITION 23

L’homme, en tant qu’il est déterminé à faire quelque chose parce qu’il a des idées inadéquates, ne peut être dit absolument agir par vertu ; mais seulement en tant qu’il est déterminé du fait qu’il comprend.

DÉMONSTRATION

En tant que l’homme est déterminé à faire quelque chose parce qu’il a des idées inadéquates, il est passif (Proposition 1, p. III) ; c’est-à-dire qu’il fait quelque chose (Définitions 1 et 2, p. III) qui ne peut se percevoir par sa seule essence, ou qui, en d’autres termes (Définition 8), ne suit pas de sa vertu. Mais en tant qu’il est déterminé à faire quelque chose du fait qu’il comprend, il est actif (Proposition 1, p. III), c’est-à-dire (Définition 2, p. III) fait quelque chose qui se perçoit par sa seule essence ou (Définition 8) qui suit adéquatement de sa vertu. C.Q.F.D.

PROPOSITION 24

Agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre et conserver son être (ces trois termes signifient la même chose) sous la conduite de la Raison, d’après le principe de la recherche de l’utile propre.

DÉMONSTRATION

Agir par vertu absolument n’est rien d’autre (Définition 8) qu’agir par les lois de sa nature propre. Mais nous sommes actifs seulement en tant que nous comprenons (Proposition 3, p. III) ; donc agir par vertu n’est rien d’autre en nous sinon agir, vivre et conserver son être sous la conduite de la Raison, et cela (Corollaire de la Proposition 22) d’après le principe de la recherche de l’utile propre. C.Q.F.D.

PROPOSITION 25

Personne ne s’efforce de conserver son être à cause d’une autre chose.

DÉMONSTRATION

L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être est défini (Proposition 7, p. III) par la seule essence de la chose elle-même ; et de cette seule essence donnée, non de celle d’une chose différente, il suit nécessairement (Proposition 6, p. III) que chacun s’efforce de conserver son être.

Cette Proposition est évidente, en outre, par le Corollaire de la Proposition 22. Car, si l’homme s’efforçait de conserver son être à cause d’une autre chose, cette chose serait ainsi le premier fondement de la vertu (comme il est connu de soi), ce qui (Corollaire visé) est absurde. Donc personne ne s’efforce de conserver son être, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 26

Tout effort dont la Raison est en nous le principe n’a d’autre objet que comprendre ; et l’esprit, en tant qu’il use de la Raison, ne juge pas qu’aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à comprendre.

DÉMONSTRATION

L’effort pour se conserver n’est rien sinon l’essence de la chose même (Proposition 7, p. III) qui, en tant qu’elle existe telle qu’elle est, est conçue comme ayant une force pour persévérer dans l’existence (Proposition 6, p. III) et faire les actions qui suivent nécessairement de sa nature telle qu’elle est donnée (définition de l’appétit dans le Scolie de la Proposition 9, p. III). Mais l’essence de la Raison n’est rien d’autre que notre esprit en tant qu’il comprend clairement et distinctement (Scolie 2 de la Proposition 40, p. II). Donc (Proposition 40, p. II) tout effort dont la Raison est le principe n’a d’autre objet que comprendre.

Ensuite, comme cet effort par lequel l’esprit, en tant que raisonnable, s’efforce de conserver son être n’est rien d’autre que de comprendre (par la première partie de cette démonstration), cet effort pour comprendre est donc (Corollaire de la Proposition 22) le premier et unique fondement de la vertu, et nous ne nous efforçons pas de comprendre les choses en vue d’une fin quelconque (Proposition 25) ; mais, au contraire, l’esprit, en tant que raisonnable, ne pourra concevoir aucune chose qui soit bonne pour lui, sinon ce qui conduit à comprendre (Définition 1). C.Q.F.D.

PROPOSITION 27

Il n’est aucune chose que nous sachions avec certitude être bonne ou mauvaise, sinon ce qui conduit réellement à comprendre ou peut empêcher que nous ne comprenions.

DÉMONSTRATION

L’esprit, en tant que raisonnable, n’appète rien d’autre que comprendre, et ne juge pas qu’aucune chose lui soit utile, sinon ce qui conduit à comprendre (Proposition précédente). Mais l’esprit (Propositions 41 et 43, p. II, dont on verra aussi le Scolie) n’a de certitude au sujet des choses qu’en tant qu’il a des idées adéquates, ou (ce qui, par le Scolie <2> de la Proposition 40, p. II, revient au même) en tant qu’elle est raisonnable. Donc il n’est aucune chose que nous sachions avec certitude être bonne pour nous, sinon ce qui conduit réellement à comprendre ; et aucune chose que nous sachions au contraire mauvaise, sinon ce qui peut empêcher que nous ne comprenions. C.Q.F.D.

PROPOSITION 28

Le bien suprême de l’esprit est la connaissance de Dieu et la suprême vertu de l’esprit de connaître Dieu

DÉMONSTRATION

>L’objet suprême que l’esprit peut comprendre est Dieu, c’est-à-dire (Définition 6, p. I) un Être absolument infini et sans lequel (Proposition 15, p. I) rien ne peut ni être ni être conçu ; par suite (Propositions 26 et 27) la chose suprêmement utile à l’esprit, c’est-à-dire son bien suprême (Définition 1) est la connaissance de Dieu.

Ensuite, l’esprit est actif seulement dans la mesure où il comprend (Propositions 1 et 3, p. III), et dans la même mesure seulement (Proposition 23) l’on peut dire absolument qu’il agit par vertu. La vertu absolue de l’esprit est donc de comprendre. Mais l’objet suprême que l’esprit peut comprendre est Dieu (comme nous l’avons déjà démontré) ; donc la suprême vertu de l’esprit est de comprendre ou de connaître Dieu. C.Q.F.D.

PROPOSITION 29

Une chose singulière quelconque, dont la nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut ni seconder ni réfréner notre puissance d’agir, et, absolument parlant, aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, si elle n’a quelque chose de commun avec nous.

DÉMONSTRATION

La puissance par laquelle une chose singulière quelconque, et conséquemment (Corollaire de la Proposition 10, p. II) l’homme, existe et produit quelque effet, n’est jamais déterminée que par une autre chose singulière (Proposition 28, p. I), dont la nature doit être connue par le même attribut par lequel on conçoit la nature humaine. Notre puissance d’agir, donc, de quelque manière qu’on la conçoive, peut être déterminée, et conséquemment secondée ou réfrénée, par la puissance d’une autre chose singulière ayant avec nous quelque chose de commun, et non par la puissance d’une chose dont la nature est entièrement différente de la nôtre ; et puisque nous appelons bon ou mauvais ce qui est cause de joie ou de tristesse (Proposition 8), c’est-à-dire (Scolie de la Proposition 11, p. III) ce qui accroît ou diminue, seconde ou réfrène notre puissance d’agir, une chose dont la nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut être pour nous ni bonne ni mauvaise. C.Q.F.D.

PROPOSITION 30

Nulle chose ne peut être mauvaise par ce qu’elle a de commun avec notre nature, mais dans la mesure où elle est mauvaise pour nous, elle nous est contraire.

DÉMONSTRATION

Nous appelons mauvais ce qui est cause de tristesse (Proposition 8), c’est-à-dire (par la Définition de la tristesse, Scolie de la Proposition 11, p. III) ce qui diminue ou réfrène notre puissance d’agir. Si donc une chose, par ce qu’elle a de commun avec nous, était mauvaise pour nous, cette chose pourrait diminuer ou réfréner ce qu’elle a de commun avec nous, ce qui (Proposition 4, p. III) est absurde. Nulle chose donc ne peut être mauvaise pour nous par ce qu’elle a de commun avec nous, mais, au contraire, dans la mesure où elle est mauvaise, c’est-à-dire (comme nous l’avons déjà montré) peut diminuer ou réfréner notre puissance d’agir, elle nous est contraire (Proposition 5, p. III). C.Q.F.D.

PROPOSITION 31

Dans la mesure où une chose convient avec notre nature, elle est nécessairement bonne.

DÉMONSTRATION

En tant en effet qu’une chose convient avec notre nature, elle ne peut être mauvaise (Proposition précédente). Elle sera donc nécessairement ou bonne ou indifférente. Soit posé ce dernier cas, c’est-à-dire qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise, rien donc (Axiome 3) ne suivra de sa nature qui serve à la conservation de notre nature, c’est-à-dire (par hypothèse) à la conservation de la nature de la chose elle-même ; mais cela est absurde (Proposition 6, p. III) ; en tant qu’elle convient avec notre nature elle sera donc bonne nécessairement. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il suit de là que plus une chose convient avec notre nature, plus elle nous est utile ou meilleure elle est ; et inversement, une chose nous est plus utile dans la mesure où elle convient mieux avec notre nature. Car, en tant qu’elle ne convient pas avec notre nature, elle en sera nécessairement différente ou lui sera contraire. Si elle est différente, alors elle ne pourra (Proposition 29) être ni bonne ni mauvaise ; si contraire, elle sera donc contraire à la nature qui convient avec la nôtre, c’est-à-dire (Proposition précédente) contraire au bon, ou mauvaise. Rien donc ne peut être bon, sinon en tant qu’il convient avec notre nature, et, par suite, plus une chose convient avec notre nature, plus elle est utile, et inversement. C.Q.F.D.

PROPOSITION 32

En tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire dans cette mesure qu’ils conviennent en nature.

DÉMONSTRATION

Quand on dit que des choses conviennent en nature, on entend qu’elles conviennent en puissance (Proposition 7, p. III), mais non en impuissance ou en négation, et conséquemment (Scolie de la Proposition 11, p. III) non plus en passion ; en tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut donc dire qu’ils conviennent en nature. C.Q.F.D.

SCOLIE

La chose est aussi évidente par elle-même ; qui dit en effet que le blanc et le noir conviennent seulement en ce que ni l’un ni l’autre n’est rouge, affirme absolument que le blanc et le noir ne conviennent en rien. De même aussi, dire que la pierre et l’homme conviennent seulement en ce que tous deux sont finis, impuissants, ou n’existent pas par la nécessité de leur nature, ou enfin sont indéfiniment surpassés par la puissance des causes extérieures, c’est affirmer d’une manière générale que la pierre et l’homme ne conviennent en aucune chose ; les choses qui conviennent en une négation seulement, c’est-à-dire en ce qu’elles n’ont pas, ne conviennent en réalité en rien.

PROPOSITION 33

Les hommes peuvent diverger en nature en tant qu’ils sont en proie à des affects qui sont des passions ; et dans la même mesure aussi un seul et même homme est changeant et inconstant.

DÉMONSTRATION

>La nature ou essence des affects ne peut s’expliquer par notre seule essence ou nature (Définitions 1 et 2, p. III) ; mais elle doit être définie par la puissance, c’est-à-dire (Proposition 7, p. III) la nature, des causes extérieures, comparée à la nôtre ; d’où vient qu’il y a autant d’espèces de chaque affect qu’il y a d’espèces d’objets par où nous sommes affectés (Proposition 56, p. III) et que les hommes sont affectés de diverses manières par un seul et même objet (Proposition 51, p. III) et, dans cette mesure, divergent en nature ; par là enfin (même Proposition 51, p. III) un seul et même homme est affecté de diverses manières à l’égard du même objet et dans cette mesure est changeant, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 34

En tant que les hommes sont en proie à des affects qui sont des passions, ils peuvent être contraires les uns aux autres.

DÉMONSTRATION

Un homme, par exemple Pierre, peut être cause que Paul soit contristé, parce qu’il a quelque chose de semblable à une chose que Paul a en haine (Proposition 16, p. III) ou parce que Pierre est seul en possession d’une chose que Paul aime aussi (Proposition 32, p. III, avec son Scolie) ; ou pour d’autres causes (voir les principales dans le Scolie de la Proposition 55, p. III) ; par là il arrivera (Définition 7 des affects) que Paul ait Pierre en haine ; et, en conséquence, il arrivera facilement (Proposition 40, p. III, avec le Scolie) que Pierre en retour ait Paul en haine, et ainsi (Proposition 39, p. III) qu’ils s’efforcent de se faire du mal l’un à l’autre, c’est-à-dire (Proposition 30) soient contraires l’un à l’autre. Mais un affect de tristesse est toujours une passion (Proposition 59, p. III) ; donc les hommes en tant qu’ils sont en proie à des affects qui sont des passions, peuvent être contraires les uns aux autres C. Q. F. D.

SCOLIE

J’ai dit que Paul peut avoir Pierre en haine, parce qu’il imagine que Pierre possède ce qu’il aime aussi, lui Paul ; il semble suivre de là d’abord que ces deux hommes se portent dommage l’un à l’autre parce qu’ils aiment le même objet et conséquemment conviennent en nature ; et, si cela est vrai, les Propositions 30 et 31 seraient donc fausses. Si cependant nous voulons peser l’argument dans une balance juste, nous verrons que tout cela convient entièrement. Ces deux hommes ne sont pas sujets de peine l’un pour l’autre en tant qu’ils conviennent en nature, c’est-à-dire aiment tous deux le même objet, mais en tant qu’ils divergent l’un de l’autre. En tant en effet que tous deux aiment le même objet, l’amour de l’un et de l’autre est par là alimenté (Proposition 31, p. III), c’est-à-dire (Définition 6 des affects) que la joie de l’un et de l’autre est par là alimentée. Il s’en faut donc de beaucoup qu’ils soient sujets de peine l’un pour l’autre en tant qu’ils aiment le même objet et conviennent en nature. Ce qui les rend sujets de peine l’un pour l’autre, ce n’est aucune autre cause, comme je l’ai dit, que la divergence de nature supposée entre eux. Nous supposons en effet que Pierre a l’idée d’une chose aimée, actuellement possédée par lui, et Paul, au contraire, celle d’une chose aimée perdue. Par là il arrive que l’un est affecté de tristesse, l’autre au contraire de joie, et que dans cette mesure ils sont contraires l’un à l’autre. Et, nous pouvons facilement le montrer de cette manière, les autres causes de haine dépendent de cela seul que les hommes divergent en nature et non de ce en quoi ils conviennent.

PROPOSITION 35

En tant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison, dans cette mesure seulement ils conviennent toujours nécessairement en nature.

DÉMONSTRATION

En tant que les hommes sont en proie à des affects qui sont des passions, ils peuvent être différents en nature (Proposition 33) et contraires les uns aux autres (Proposition précédente). Mais les hommes sont dits actifs dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la Raison (Proposition 3, p. III), et ainsi tout ce qui suit de la nature humaine, en tant qu’elle est définie par la Raison, doit se comprendre (Définition 2, p. III) par la seule nature humaine, comme par sa cause prochaine. Mais, puisque chacun par les lois de sa nature appète ce qu’il juge être bon et s’efforce d’écarter ce qu’il juge être mauvais (Proposition 19) ; et puisque, en outre, ce que nous jugeons être bon ou mauvais par le commandement de la Raison, est nécessairement bon ou mauvais (Proposition 41, p. II), les hommes donc, dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la Raison, font nécessairement ce qui est nécessairement bon pour la nature humaine, et par suite pour tout homme, c’est-à-dire (Corollaire de la Proposition 31) ce qui convient avec la nature de tout homme ; donc les hommes aussi conviennent nécessairement toujours entre eux, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il n’est donné dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison. Car ce qui est à l’homme le plus utile est ce qui convient le plus avec sa nature (Corollaire de la Proposition 31), c’est-à-dire (comme il est connu de soi) que c’est l’homme. Mais l’homme agit absolument par les lois de sa nature, quand il vit sous la conduite de la Raison (Définition 2, p. III) et, dans cette mesure seulement, convient toujours nécessairement avec la nature d’un autre homme (Proposition précédente) ; il n’y a donc rien parmi les choses singulières de plus utile à l’homme qu’un homme, etc. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Quand chaque homme cherche le plus ce qui lui est utile à lui-même, alors les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. Car, plus chacun cherche ce qui lui est utile et s’efforce de se conserver, plus il est doué de vertu (Proposition 20), ou, ce qui revient au même (Définition 8) plus grande est la puissance dont il est doué pour agir suivant les lois de sa nature, c’est-à-dire (Proposition 3, p. III) pour vivre sous la conduite de la Raison. Mais, quand les hommes vivent sous la conduite de la Raison (Proposition précédente), c’est alors qu’ils conviennent le plus en nature, donc (Corollaire précédent) quand chacun cherche le plus ce qui lui est utile à lui-même, c’est alors que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres. C.Q.F.D.

SCOLIE

Ce que nous venons de montrer, l’expérience même l’atteste aussi chaque jour par des témoignages si nombreux et si clairs que presque tous répètent : l’homme est un Dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes vivent sous la conduite de la Raison ; mais telle est leur disposition que la plupart sont envieux et cause de peine les uns pour les autres. Ils ne peuvent néanmoins guère passer la vie dans la solitude, si bien qu’à la plupart sourit pleinement cette définition que l’homme est un animal sociable ; et de fait les choses sont arrangées de telle sorte que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus d’avantages que de dommages. Que les Satiriques rient donc autant qu’ils veulent les choses humaines, que les théologiens les détestent, que les mélancoliques louent autant qu’ils peuvent une vie inculte et agreste, qu’ils méprisent les hommes et admirent les bêtes ; les hommes n’en éprouveront pas moins qu’ils peuvent beaucoup plus aisément se procurer par un mutuel secours ce dont ils ont besoin, et qu’ils ne peuvent éviter les périls les menaçant de partout que par leurs forces jointes ; et je passe ici sous silence qu’il est beaucoup plus préférable, et plus digne de notre connaissance de considérer les actions des hommes que celles des bêtes. Mais de cela nous traiterons plus longuement ailleurs.

PROPOSITION 36

Le bien suprême de ceux qui suivent la vertu est commun à tous, et tous peuvent s’en épanouir également.

DÉMONSTRATION

Agir par vertu, c’est agir sous la conduite de la Raison (Proposition 24), et tout ce que nous nous efforçons de faire par Raison, c’est comprendre (Proposition 26) ; ainsi (Proposition 28) le bien suprême de ceux qui suivent la vertu est de connaître Dieu, c’est-à-dire (Proposition 47, p. II, avec son Scolie) un bien qui est commun à tous les hommes, et peut être possédé également par tous les hommes, en tant qu’ils sont de même nature. C.Q.F.D.

SCOLIE

Quelqu’un demande-t-il : mais si le bien suprême de ceux qui suivent la vertu n’était pas commun à tous, ne s’ensuivrait-il pas, comme ci-dessus (Proposition 34), que les hommes qui vivent sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire les hommes en tant qu’ils conviennent en nature (Proposition 35), seraient contraires les uns aux autres ? Qu’il tienne pour répondu que ce n’est pas par accident, mais par la nature même de la Raison, que le bien suprême de l’homme est commun à tous, parce que cela se déduit de l’essence même de l’homme en tant qu’elle est définie par la Raison ; l’homme ne pouvant ni être ni être conçu s’il n’avait le pouvoir de s’épanouir de ce bien suprême. Il appartient, en effet, à l’essence de l’esprit humain (Proposition 47, p. II) d’avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu.

PROPOSITION 37

Le bien qu’appète pour lui-même quiconque est un suivant de la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu.

DÉMONSTRATION

Les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, sont ce qu’il y a de plus utile à l’homme (Corollaire 1 de la Proposition 35) ; et ainsi (Proposition 19) nous nous efforcerons, sous la conduite de la Raison, de faire que les hommes vivent sous la conduite de la Raison. Mais le bien qu’appète pour lui-même quiconque vit sous le commandement de la Raison, c’est-à-dire (Proposition 24) suit la vertu, c’est comprendre (Proposition 26) ; donc le bien que quiconque suit la vertu appète pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes.

Ensuite le désir, en tant qu’il se rapporte à l’esprit, est l’essence même de l’esprit (Définition 1 des affects) ; or, l’essence de l’esprit consiste dans une connaissance (Proposition 11, p. II) qui enveloppe celle de Dieu (Proposition 47, p. II) et sans laquelle (Proposition 15, p. I) elle ne peut ni être ni être conçue ; par suite, plus grande est la connaissance de Dieu qu’enveloppe l’essence de l’esprit, plus grand aussi sera le désir par lequel celui qui suit la vertu désire pour autrui le bien qu’il appète pour lui-même. C.Q.F.D.

DÉMONSTRATION

Le bien que l’homme appète pour lui-même et aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment (Proposition 31, p. III) ; il fera donc effort (Corollaire de la même Proposition) pour que les autres l’aiment ; et, puisque ce bien (Proposition précédente) est commun à tous et que tous peuvent s’en épanouir également, il fera donc effort (pour la même raison) pour que tous en s’en épanouissent et d’autant plus (Proposition 37, p. III) qu’il jouira davantage de ce bien. C.Q.F.D.

SCOLIE 1

Qui fait effort par affect seul, pour que les autres aiment ce qu’il aime lui-même et vivent suivant sa propre complexion, agit par impulsion seulement, et pour cette raison est odieux, surtout à ceux qui ont d’autres goûts et qui pour cette raison s’appliquent aussi, et font effort par la même impulsion, pour que les autres vivent, au contraire, suivant leur propre complexion.

Ensuite, comme l’objet suprême que les hommes appètent en vertu d’un affect, est de telle nature souvent qu’un seul puisse le posséder, il arrive ainsi que ceux qui aiment ne restent pas d’accord avec eux-mêmes intérieurement, et au temps même où ils s’épanouissent à chanter les louanges de la chose aimée, ont peur d’être crus. Qui, au contraire, s’efforce de conduire les autres suivant la Raison, agit non par impulsion, mais avec humanité et douceur et reste pleinement en accord intérieur avec lui-même.

En outre, je ramène à la Religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, autrement dit en tant que nous connaissons Dieu. Mais le désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la Raison, je le nomme piété. Quant au désir qui tient un homme vivant sous la conduite de la Raison, de s’attacher les autres par le lien de l’amitié, je l’appelle honnêteté ; honnête, ce que louent les hommes vivant sous la conduite de la Raison, vilain au contraire, ce qui s’oppose à l’établissement de l’amitié.

Outre cela, j’ai aussi montré quels sont les fondements de la cité. La différence ensuite entre la vertu véritable et l’impuissance se perçoit aisément, la vertu véritable ne consistant en rien d’autre qu’à vivre sous la conduite de la Raison, l’impuissance consistant seulement en ce que l’homme se laisse passivement conduire par les choses extérieures à lui et déterminer par elles à faire ce que demande la constitution commune des choses extérieures, et non ce que demande sa propre nature considérée en elle seule.

Voilà ce que, dans le Scolie de la Proposition 18, j’ai promis de démontrer, d’où l’on peut voir que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de femme que sur la saine Raison. La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien à nouer des liens avec les hommes, mais non avec les bêtes ou les choses dont la nature est différente de l’humaine ; mais nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur nous. Ou plutôt le droit de chacun étant défini par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que les bêtes sur les hommes. Je ne nie cependant pas que les bêtes sentent ; mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre intérêt, d’user d’elles comme il nous plaît et de les traiter suivant qu’il nous convient le mieux ; puisqu’elles ne conviennent pas avec nous en nature et que leurs affects diffèrent en nature des affects humains (Scolie de la Proposition 57, p. III).

Il me reste à expliquer ce qu’est le juste, l’injuste, le péché et enfin le mérite. Mais voir pour cela le Scolie suivant.

SCOLIE 2

Dans l’Appendice de la Première Partie, j’ai promis d’expliquer ce qu’est la louange et le blâme, le mérite et le péché, le juste et l’injuste. Sur la louange et le blâme je me suis expliqué dans le Scolie de la Proposition 29, Partie III ; sur les autres points il y aura lieu de dire ici quelque chose. Mais auparavant il me faut dire quelques mots sur l’état naturel et l’état civil de l’homme.

Chacun existe par le droit suprême de la Nature, et conséquemment chacun fait par le droit suprême de la Nature ce qui suit de la nécessité de sa propre nature ; et ainsi chacun juge par le droit suprême de la Nature quelle chose est bonne, quelle mauvaise, ou avise à son intérêt suivant sa complexion (Propositions 19 et 20), se venge (Corollaire 2 de la Proposition 40, p. III) et s’efforce de conserver ce qu’il aime, de détruire ce qu’il a en haine (Proposition 28, p. III). Que si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun posséderait le droit qui lui appartient (Corollaire 1 de la Proposition 35), sans aucun dommage pour autrui. Mais comme les hommes sont soumis à des affects (Corollaire de la Proposition 4) qui surpassent de beaucoup l’humaine puissance ou vertu (Proposition 6), ils sont donc traînés en divers sens (Proposition 33) et sont contraires les uns aux autres (Proposition 34), alors qu’ils ont besoin d’un secours mutuel (Scolie de la Proposition 35). Afin donc que les hommes puissent vivre dans la concorde et être en aide les uns aux autres, il est nécessaire qu’ils cèdent de leur droit naturel et s’assurent les uns aux autres qu’ils ne feront rien qui puisse donner lieu à un dommage pour autrui. Or par quelle raison cela peut se faire, à savoir que les hommes, nécessairement soumis aux affects (Corollaire de la Proposition 4), inconstants et changeants (Proposition 33), puissent se donner cette assurance mutuelle et avoir foi les uns dans les autres, cela se voit par laProposition 7 de cette Partie et la Proposition 39 de la Troisième. J’y dis, en effet, que nul affect ne peut être réfréné, sinon par un affect plus fort et contraire à celui qu’on veut réfréner, et que chacun s’abstient de porter dommage par la peur d’un dommage plus grand. Par cette loi donc une société pourra se fortifier si elle revendique pour elle-même le droit qu’a chacun de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait ainsi le pouvoir de prescrire une règle commune de vie, d’instituer des lois et de les fortifier, non par la Raison qui ne peut réfréner les affects (Scolie de la Proposition 17), mais par des menaces. Cette société fortifiée par des lois et le pouvoir qu’elle a de se conserver, est appelée Cité, et ceux qui sont défendus par son droit, citoyens ; par où nous comprenons facilement que, dans l’état naturel, il n’y a rien qui soit bon ou mauvais du consentement de tous, puisque chacun, dans cet état naturel, avise seulement à sa propre utilité et, suivant sa complexion, décrète quelle chose est bonne, quelle mauvaise, n’ayant de règle que son intérêt, qu’enfin il n’est tenu par aucune loi d’obéir à personne, sinon à lui-même. Et ainsi dans l’état naturel le péché ne peut se concevoir, mais bien dans l’état civil, où il est décrété du consentement de tous quelle chose est bonne et quelle mauvaise, et que chacun est tenu d’obéir à la Cité. Le péché n’est donc rien d’autre que la désobéissance, laquelle est, pour cette raison, punie en vertu du seul droit de la Cité, et au contraire l’obéissance est comptée au Citoyen comme mérite, parce qu’il est par cela même jugé digne de jouir des avantages de la Cité.

Ensuite, dans l’état naturel, nul n’est, du consentement commun, maître d’aucune chose, et il n’y a rien dans la Nature qui puisse être dit appartenir à tel homme et non à tel autre ; mais tout appartient à tous ; par suite, dans l’état naturel, on ne peut concevoir de volonté d’attribuer à chacun le sien, d’enlever à quelqu’un ce qui est à lui ; c’est-à-dire dans l’état naturel il n’y a rien qui puisse être dit juste ou injuste ; mais bien dans l’état civil, où du consentement commun il est décrété quelle chose est à l’un, quelle à l’autre. Il apparaît par là que le juste et l’injuste, le péché et le mérite sont des notions extrinsèques, non des attributs qui expliquent la nature de l’esprit. Mais assez sur ce point.

PROPOSITION 38

Ce qui dispose le corps humain de façon qu’il puisse être affecté d’un plus grand nombre de manières ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs d’un plus grand nombre de manières, est utile à l’homme ; et d’autant plus utile que le corps est par là rendu plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps de plusieurs manières ; est nuisible au contraire ce qui rend le corps moins apte à cela.

DÉMONSTRATION

Plus le corps est rendu apte à cela, plus l’esprit est rendu apte à percevoir (Proposition 14, p. II) ; ainsi ce qui dispose le corps de cette manière et le rend apte à cela, est nécessairement bon ou utile (Propositions 26 et 27), et d’autant plus utile, qu’il peut rendre le corps plus apte à cela ; une chose est nuisible au contraire (par la même Proposition 14, p. II, renversée, et les Propositions 26 et 27), si elle rend le corps moins apte à cela. C.Q.F.D.

PROPOSITION 39

Ce qui fait que le rapport de mouvement et de repos que les parties du corps humain ont les unes avec les autres se conserve, est bon ; est mauvais au contraire ce qui fait que les parties du corps humain ont les unes vis-à-vis des autres un autre rapport de repos et de mouvement.

DÉMONSTRATION

Le corps humain a besoin, pour se conserver, d’un très grand nombre d’autres corps (Postulat 4, p. II). Mais ce qui constitue la forme du corps humain consiste en ce que ses parties se communiquent leurs mouvements les unes aux autres suivant un certain rapport (Définition qui précède le Lemme 4 à la suite de la Proposition 13, p. II). Ce qui fait donc que le rapport de mouvement et de repos existant entre les parties du corps humain se conserve, conserve aussi la forme du corps humain et fait en conséquence (Postulats 3 et 6, p. II) que le corps humain puisse être affecté de beaucoup de manières et affecter les corps extérieurs de beaucoup de manières ; cela est donc bon (Proposition précédente).

Ensuite, ce qui fait qu’entre les parties du corps humain s’établisse un autre rapport de mouvement et de repos, fait aussi (Définition qui précède le Lemme 4 à la suite de la Proposition 13, p. II) que le corps revête une autre forme, c’est-à-dire (comme il est connu de soi et comme nous l’avons fait observer à la fin de la Préface de cette Partie) fait que le corps humain soit détruit et en conséquence qu’il soit rendu tout à fait inapte à être affecté de plusieurs manières ; cela, par suite (Proposition précédente), est mauvais. C.Q.F.D.

SCOLIE

Combien cela peut nuire à l’esprit ou lui être utile cela sera expliqué dans la Cinquième Partie. Il faut, toutefois, noter ici que la mort du corps, telle que je l’entends, se produit quand ses parties sont disposées de telle sorte qu’un autre rapport de mouvement et de repos s’établisse entre elles. Je n’ose nier en effet que le corps humain, la circulation du sang étant maintenue ainsi que les autres fonctions par lesquelles on estime que le corps vit, puisse néanmoins être changé en une autre nature entièrement différente de la sienne. Car nulle raison ne m’oblige à admettre qu’un corps ne meurt que s’il est changé en cadavre ; l’expérience même semble persuader autre chose. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu’il me serait difficile de dire qu’il est le même ; j’ai entendu parler, en particulier, d’un certain poète espagnol atteint d’une maladie et qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ; certes on eût pu le tenir pour un enfant adulte s’il avait oublié aussi sa langue maternelle. Et si cela paraît incroyable, que dirons-nous des enfants ? Un homme d’âge plus avancé croit leur nature si différente de la sienne qu’il ne pourrait se persuader qu’il a jamais été enfant, s’il ne faisait, d’après les autres, une conjecture sur lui-même. Mais, pour ne pas donner aux superstitieux matière à soulever de nouvelles questions, j’aime mieux laisser là ce sujet.

PROPOSITION 40

Ce qui conduit les hommes vers la société commune c’est-à-dire fait qu’ils vivent dans la concorde, est utile ; mauvais au contraire ce qui introduit la discorde dans la Cité.

DÉMONSTRATION

Ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde, fait en même temps qu’ils vivent sous la conduite de la Raison (Proposition 35), et ainsi (Propositions 26 et 27) est bon ; est mauvais au contraire (pour la même raison) ce qui excite les discordes. C.Q.F.D.

PROPOSITION 41

La joie n’est pas mauvaise directement mais bonne ; la tristesse, au contraire, est directement mauvaise.

DÉMONSTRATION

La joie (Proposition 11, p. III, avec son Scolie) est un affect par où la puissance d’agir du corps est accrue ou secondée ; la tristesse, au contraire, un affect par où la puissance d’agir du corps est diminuée ou réfrénée ; et, par suite (Proposition 38), la joie est bonne directement, etc. C.Q.F.D.

PROPOSITION 42

La gaieté ne peut avoir d’excès mais est toujours bonne ; au contraire, la mélancolie est toujours mauvaise.

DÉMONSTRATION

La gaieté (voir sa Définition dans le Scolie de la Proposition 11, p. III) est une joie qui, relativement au corps, consiste en ce que toutes ses parties sont pareillement affectées ; c’est-à-dire (Proposition 11, p. III) que la puissance d’agir du corps est accrue ou secondée de telle sorte que toutes ses parties conservent entre elles le même rapport de mouvement et de repos ; ainsi (Proposition 39) la gaieté est toujours bonne et ne peut avoir d’excès. La mélancolie (voir aussi sa Définition dans le même Scolie de la Proposition 11, p. III) est une tristesse qui, relativement au corps, consiste en ce que la puissance d’agir du corps est absolument diminuée ou réfrénée ; et, par suite (Proposition 38), elle est toujours mauvaise. C.Q.F.D.

PROPOSITION 43

Le chatouillement peut avoir de l’excès et être mauvais ; la douleur peut être bonne dans la mesure où le chatouillement, ou la joie, est mauvais.

DÉMONSTRATION

Le chatouillement est une joie qui, relativement au corps, consiste en ce qu’une de ses parties ou quelques-unes sont affectées plus que les autres (voir sa Définition dans le Scolie de la Proposition 11, p. III) ; et la puissance de cet affect peut être telle qu’il surpasse les autres actions du corps (Proposition 6), reste obstinément attaché à lui et empêche ainsi que le corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres manières ; cet affect peut donc (Proposition 38) être mauvais.

Pour la douleur qui est au contraire une tristesse, considérée en elle-même, elle ne peut pas être bonne (Proposition 41). Mais, sa force et sa croissance étant définies par la puissance d’une cause extérieure comparée à la nôtre (Proposition 5), nous pouvons concevoir que les forces de cet affect varient en une infinité de degrés et s’exercent en une infinité de manières (Proposition 3) ; nous pouvons donc concevoir une douleur telle qu’elle puisse réfréner le chatouillement pour qu’il n’ait pas d’excès, et faire dans cette mesure (par la première partie de la Proposition) qu’il ne diminue pas l’aptitude du corps ; et dans cette mesure par suite elle sera bonne. C.Q.F.D.

PROPOSITION 44

L’amour et le désir peuvent avoir de l’excès.

DÉMONSTRATION

L’amour est une joie (Définition 6 des affects) qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ; donc le chatouillement (Scolie de la Proposition 11, p. III) qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure est un amour ; ainsi l’amour peut avoir de l’excès (Proposition précédente). En outre, un désir est d’autant plus grand que l’affect d’où il naît, est plus grand (Proposition 37, p. III). De même donc qu’un affect peut surpasser les autres actions de l’homme (Proposition 6), de même aussi un désir né de cet affect peut surpasser les autres désirs, et il pourra, en conséquence, avoir le même excès que, dans la Proposition précédente, nous avons montré qu’avait le chatouillement. C.Q.F.D.

SCOLIE

La gaieté, que j’ai dit être bonne, se conçoit plus facilement qu’on ne l’observe. Car les affects dont nous sommes chaque jour la proie se rapportent la plupart du temps à quelque partie du corps qui est affectée plus que les autres ; les affects ont ainsi pour la plupart de l’excès et retiennent l’esprit dans la considération d’un seul objet de telle sorte qu’il ne puisse penser à d’autres. Et bien que les hommes soient soumis à plusieurs affects et qu’il s’en trouve rarement qui soient toujours en proie à un seul et au même, ils sont nombreux, ceux à qui un seul et même affect demeure obstinément attaché. Nous voyons en effet les hommes affectés parfois par un objet de telle sorte qu’en dépit de sa non-présence ils croient l’avoir devant eux, et quand cela arrive à un homme qui n’est pas endormi, nous disons qu’il délire ou est insensé. On ne croit pas moins insensés, parce qu’ils excitent d’ordinaire le rire, ceux qui brûlent d’amour et nuit et jour ne font que rêver de la femme aimée ou d’une courtisane. L’avare, au contraire, qui ne pense à rien d’autre qu’au gain et à l’argent, l’ambitieux uniquement occupé de gloire, etc., on ne croit pas qu’ils délirent, parce qu’ils sont d’ordinaire un sujet de peine pour autrui et sont tenus pour mériter la haine. En réalité, cependant, l’avarice, l’ambition, la lubricité sont des espèces de délire, bien qu’on ne les range pas au nombre des maladies.

PROPOSITION 45

La haine ne peut jamais être bonne.

DÉMONSTRATION

Nous nous efforçons de détruire l’homme que nous haïssons (Proposition 39, p. III), c’est-à-dire que nous nous efforçons à quelque chose qui est mauvais (Proposition 37). Donc, etc. C.Q.F.D.

SCOLIE

On observera que, dans cette Proposition et les suivantes, j’entends par haine seulement la haine envers les hommes.

COROLLAIRE 1

L’envie, la raillerie, le mépris, la colère, la vengeance et les autres affects qui se ramènent à la haine ou en naissent, sont mauvais ; ce qui est évident aussi par la Proposition 39, Partie III, et la Proposition 37.

COROLLAIRE 2

Tout ce que nous appétons par suite de ce que nous sommes affectés de haine, est vilain, et injuste dans la Cité. Cela est évident aussi par la Proposition 39, Partie III, ou par les définitions du vilain et de l’injuste dans le Scolie <1>  de la Proposition 37.

SCOLIE

>Entre la raillerie (que j’ai dit être mauvaise dans le Corollaire 1) et le rire, je reconnais une grande différence. Car le rire, comme aussi la plaisanterie, est une pure joie et, par suite, pourvu qu’il soit sans excès, il est bon par lui-même (Proposition 41). Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. En quoi, en effet, convient-il mieux d’apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie ? Telle est ma règle, telle ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre crainte et autres marques d’impuissance intérieure ; au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire, plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses et d’y prendre plaisir autant qu’on le peut (sans aller jusqu’au dégoût, ce qui n’est plus prendre plaisir). Il est d’un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l’agrément des plantes verdoyantes la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et d’autres choses de même sorte dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui. Le corps humain en effet est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée, pour que le corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que par conséquent l’esprit soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. Cette façon d’ordonner la vie convient ainsi très bien et avec nos principes et avec la pratique commune ; c’est pourquoi, s’il en est quelque autre, cette règle de vie est la meilleure et recommandable à tous égards, et il n’est pas besoin de traiter ce point plus clairement ni plus amplement.

PROPOSITION 46

Qui vit sous la conduite de la Raison, s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’amour ou la générosité, la haine, la colère, le mépris qu’un autre a pour lui.

DÉMONSTRATION

Tous les affects de haine sont mauvais ( Corollaire 1 de la Proposition précédente) ; qui donc vit sous la conduite de la Raison, s’efforcera autant que possible de ne pas être en proie à des affects de haine (Proposition 19) ; et conséquemment (Proposition 37) fera effort pour qu’un autre homme aussi ne soit pas affecté de ces passions. Mais la haine est accrue par une haine réciproque et peut, au contraire, être éteinte par l’amour (Proposition 43, p. III) de façon à se changer en amour (Proposition 44, p. III). Qui donc vit sous la conduite de la Raison, s’efforcera de compenser la haine, etc., par l’amour, c’est-à-dire par la générosité (voir la définition dans le Scolie de la Proposition 59, p. III). C.Q.F.D.

SCOLIE

Qui veut venger les offenses par une haine réciproque, vit assurément misérable. Qui, au contraire, cherche à combattre victorieusement la haine par l’amour, combat certes dans la joie et la sécurité, résiste aussi facilement à un seul qu’à plusieurs et a besoin moins que personne du secours de la fortune. Pour ceux qu’il vainc, ils cèdent avec joie, car ils ne sont point vaincus par manque de force, mais par une croissance de leurs forces ; tout cela suit si clairement des seules définitions de l’amour et de l’entendement qu’il n’est pas besoin d’en faire l’objet de démonstrations particulières.

PROPOSITION 47

Les affects de l’espoir et de la crainte ne peuvent être bons par eux-mêmes.

DÉMONSTRATION

Il n’y a point d’affect d’espoir et de crainte sans tristesse. Car la crainte est une tristesse (Définition 13 des affects) et il n’y a pas d’espoir sans crainte (Explication des Définitions 12 et 13 des affects) ; par suite (Proposition 41), ces affects ne peuvent pas être bons par eux-mêmes, mais en tant seulement qu’ils peuvent réfréner les excès de joie (Proposition 43). C.Q.F.D.

SCOLIE

À cela s’ajoute que ces affects indiquent un manque de connaissance et une impuissance de l’esprit ; pour cette cause aussi la sécurité, le désespoir, l’épanouissement et le remords de conscience sont des signes d’impuissance intérieure. Bien que, en effet, la sécurité et l’épanouissement soient des affects de joie, ils supposent cependant une tristesse antécédente, à savoir l’espoir et la crainte. Plus donc nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la Raison, plus nous faisons effort pour nous rendre moins dépendants de l’espoir, nous affranchir de la crainte, commander à la fortune autant que possible, et diriger nos actions suivant le conseil certain de la Raison.

PROPOSITION 48

Les affects de la surestime et de la mésestime sont toujours mauvais.

DÉMONSTRATION

Ces affects en effet (Définition 21 et 22 des affects) sont opposés à la Raison, ils sont donc mauvais (Propositions 26 et 27). C.Q.F.D.

PROPOSITION 49

La surestime rend facilement orgueilleux l’homme qui est surestimé.

DÉMONSTRATION

Si nous voyons quelqu’un faire par amour de nous plus de cas qu’il n’est juste, nous en serons facilement glorieux (Scolie de la Proposition 41, p. III), c’est-à-dire que nous serons affectés d’une joie (Définition 30 des affects) ; et nous croirons facilement le bien que nous entendons dire de nous (Proposition 25, p. III) ; par suite, nous ferons de nous-mêmes par amour plus de cas qu’il n’est juste, c’est-à-dire (Définition 28 des affects) que nous aurons facilement de l’orgueil. C.Q.F.D.

PROPOSITION 50

La commisération est en elle-même mauvaise et inutile, chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison.

DÉMONSTRATION

La commisération en effet (Définition 18 des affects) est une tristesse ; par suite, elle est mauvaise par elle-même. Pour le bien qui en suit, à savoir que nous nous efforçons de délivrer de sa misère celui pour qui nous avons de la commisération (Corollaire 3 de la Proposition 27, p. III), nous désirons le faire par le seul commandement de la Raison (Proposition 37) ; et nous ne pouvons faire que par le seul commandement de la Raison quelque chose que nous sachions avec certitude être bon (Proposition 27) ; la commisération est donc mauvaise en elle-même et inutile, chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il suit de là qu’un homme qui vit sous le commandement de la Raison, s’efforce autant qu’il peut de ne pas être touché de commisération.

SCOLIE

Qui sait droitement que tout suit de la nécessité de la nature divine et arrive suivant les lois et règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui soit digne de haine, de rire ou de mépris, et il n’aura de commisération pour personne ; mais autant que le permet l’humaine vertu, il s’efforcera de bien faire, comme on dit, et de se tenir en joie. À cela s’ajoute que celui qui est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes d’autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent : tant parce que nous ne faisons rien par affect que nous sachions avec certitude être bon, que parce que nous sommes facilement trompés par de fausses larmes. Et je parle ici expressément de l’homme qui vit sous la conduite de la Raison. Pour celui qui n’est mû ni par la Raison ni par la commisération à être secourable aux autres, on l’appelle justement inhumain, car (Proposition 27, p. III) il paraît ne pas ressembler à un homme.

PROPOSITION 51

La faveur n’est pas opposée à la Raison, mais peut convenir avec elle et en naître.

DÉMONSTRATION

La faveur en effet est un amour pour celui qui a fait du bien à autrui (Définition 19 des affects) ; elle peut donc être rapportée à l’esprit en tant que celui-ci est dit agir (Proposition 59, p. III), c’est-à-dire (Proposition 3, p. III) en tant qu’il comprend, par suite elle convient avec la Raison, etc. C.Q.F.D.

DÉMONSTRATION

Qui vit sous la conduite de la Raison, désire pour autrui aussi ce qu’il appète pour lui-même (Proposition 37) ; par suite donc de ce qu’il voit quelqu’un faire du bien à autrui, son propre effort pour faire du bien est secondé, c’est-à-dire (Proposition 11, p. III) qu’il sera joyeux, et cela (par hypothèse) avec l’accompagnement de l’idée de celui qui a fait du bien à autrui ; par suite, il lui est favorable (Définition 19 des affects). C.Q.F.D.

SCOLIE

L’indignation, telle qu’elle est définie par nous (Définition 20 des affects) est nécessairement mauvaise (Proposition 45). Il faut observer, toutefois, que lorsque le pouvoir souverain, dans le souci où il est tenu de maintenir la paix dans la Cité, punit un citoyen qui a commis une injustice à l’égard d’un autre, je ne dis pas qu’il est indigné contre lui, car il n’est point excité par la haine à le perdre, mais mû par la piété à le punir.

PROPOSITION 52

Le contentement de soi peut tirer son origine de la Raison, et seul ce contentement qui tire son origine de la Raison, est le plus grand qu’il puisse y avoir.

DÉMONSTRATION

Le contentement de soi est une joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa propre puissance d’agir (Définition 25 des affects). Mais la vraie puissance d’agir de l’homme ou sa vertu est la Raison elle-même (Proposition 3, p. III) que l’homme considère clairement et distinctement (Propositions 40 et 43, p. II). Le contentement de soi tire donc son origine de la Raison.

Ensuite, tandis que l’homme se considère lui-même, il ne perçoit rien clairement et distinctement, c’est-à-dire adéquatement sinon ce qui suit de sa propre puissance d’agir (Définition 2, p. III), c’est-à-dire de sa puissance de comprendre (Proposition 3, p. III) ; de cette seule considération donc naît le contentement le plus grand qu’il puisse y avoir. C.Q.F.D.

SCOLIE

Le contentement de soi est en réalité ce que nous pouvons espérer de plus grand. Personne, en effet (Proposition 25), ne fait effort pour conserver son être en vue d’une fin quelconque ; et puisque ce contentement est de plus en plus alimenté et fortifié par les louanges (Corollaire de la Proposition 53, p. III) et, au contraire (Corollaire de la Proposition 55, p. III), de plus en plus troublé par le blâme, nous sommes donc surtout conduits par la gloire et nous pouvons à peine supporter une vie d’opprobre.

PROPOSITION 53

L’humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne tire pas de la Raison son origine.

DÉMONSTRATION

L’humilité est une tristesse née de ce que l’homme considère sa propre impuissance (Définition 26 des affects) ; or dans la mesure où l’homme se connaît lui-même par la vraie Raison, il est supposé comprendre son essence, c’est-à-dire sa puissance (Proposition 7, p. III). Si donc l’homme, tandis qu’il se considère, perçoit quelque impuissance qui est en lui, cela ne vient pas de ce qu’il se comprend, mais (Proposition 55, p. III) de ce que sa puissance d’agir est contrainte. Que si nous supposons un homme concevant son impuissance parce qu’il comprend quelque chose de plus puissant que lui-même, et par cette connaissance détermine sa propre puissance d’agir, nous ne concevons alors rien d’autre, sinon que cet homme se comprend lui-même distinctement, <ou> (Proposition 26) que sa puissance d’agir est secondée. C’est pourquoi l’humilité ou la tristesse née de ce qu’un homme considère son impuissance, ne tire pas son origine d’une considération vraie, c’est-à-dire de la Raison, et n’est pas une vertu mais une passion. C.Q.F.D.

PROPOSITION 54

Le repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne tire pas son origine de la Raison ; mais celui qui se repent de ce qu’il a fait, est deux fois misérable ou impuissant.

DÉMONSTRATION

La première partie de cette Proposition se démontre comme la Proposition précédente. La deuxième partie est évidente par la seule définition de cet affect (Définition 27 des affects). Car on se laisse vaincre premièrement par un désir mauvais, puis par la tristesse.

SCOLIE

Les hommes ne vivant guère sous le commandement de la Raison, ces deux affects, je veux dire l’humilité et le repentir, et en outre l’espoir et la crainte, sont plus utiles que dommageables ; si donc il faut pécher, que ce soit plutôt dans ce sens. Si en effet les hommes impuissants intérieurement étaient tous également orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et ne craignaient rien, par quelles chaînes pourraient-ils être maintenus unis et disciplinés ? La foule est terrible quand elle est sans crainte ; il n’y a donc pas à s’étonner que les Prophètes, pourvoyant à l’utilité commune, non à celle de quelques-uns, aient tant recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et à la vérité, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent, beaucoup plus facilement que d’autres, être conduits à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux.

PROPOSITION 55

Le plus grand orgueil, ou le plus grand abaissement, est la plus grande ignorance de soi.

DÉMONSTRATION

Cela est évident par les Définition 28 et 29 des affects.

PROPOSITION 56

Le plus grand orgueil, ou le plus grand abaissement, indique la plus grande impuissance intérieure.

DÉMONSTRATION

Le premier principe de la vertu est de conserver son être (Corollaire de la Proposition 22), et cela sous la conduite de la Raison (Proposition 24). Qui donc s’ignore lui-même, ignore le principe de toutes les vertus et conséquemment toutes les vertus. De plus, agir par vertu n’est rien d’autre qu’agir sous la conduite de la Raison (Proposition 24), et qui agit sous la conduite de la Raison, doit savoir nécessairement qu’il agit sous la conduite de la Raison (Proposition 43, p. II). Qui donc s’ignore le plus lui-même et conséquemment (nous venons de le montrer) ignore le plus toutes les vertus, agit le moins par vertu, c’est-à-dire (comme il est évident par la Définition 8) est le plus impuissant intérieurement. Ainsi (Proposition précédente) le plus grand orgueil ou le plus grand abaissement indique la plus grande impuissance intérieure. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il suit de là très clairement que les orgueilleux et ceux qui s’abaissent sont les plus soumis aux affects.

SCOLIE

L’abaissement cependant peut se corriger plus facilement que l’orgueil ; ce dernier en effet est un affect de joie, la première un affect de tristesse ; ce dernier est donc plus fort (Proposition 18) que la première.

PROPOSITION 57

L’orgueilleux aime la présence des parasites ou des flatteurs, il hait celle des généreux.

DÉMONSTRATION

L’orgueil est une joie née de ce que l’homme fait plus de cas de lui-même qu’il n’est juste (Définition 28 et 6 des affects), et l’homme orgueilleux s’efforcera autant qu’il peut d’alimenter cette opinion (Scolie de la Proposition 13, p. III) ; <les orgueilleux> aimeront donc la présence des parasites ou des flatteurs (j’ai omis de les définir parce qu’ils sont trop connus) et fuiront au contraire celle des généreux qui font d’eux le cas qu’ils méritent. C.Q.F.D.

SCOLIE

Il serait trop long d’énumérer ici tous les maux de l’orgueil, puisque les orgueilleux sont soumis à tous les affects, mais à nuls moins qu’à ceux de l’amour et de la miséricorde. Il ne faut pas passer sous silence, toutefois, que l’on nomme aussi orgueilleux celui qui fait des autres moins de cas qu’il n’est juste, et à cet égard on doit définir l’orgueil comme étant la joie née de l’opinion fausse par laquelle un homme se croit supérieur aux autres. Et l’abaissement contraire à cet orgueil, serait à définir comme la tristesse née de l’opinion fausse par laquelle un homme se croit inférieur aux autres. Cela posé, nous concevons facilement que l’orgueilleux est nécessairement envieux (voir le Scolie de la Proposition 55, p. III), et qu’il a surtout en haine ceux qu’on loue le plus pour leurs vertus ; que sa haine à leur égard n’est pas facilement vaincue par l’amour ou le bienfait (voir le Scolie de la Proposition 41, p. III) ; et qu’il ne prend plaisir qu’à la présence de ceux qui flattent son impuissance d’esprit, et de sot le rendent insensé.

Bien que l’abaissement soit contraire à l’orgueil, celui qui s’abaisse est cependant très proche de l’orgueilleux. Puisque, en effet, sa tristesse vient de ce qu’il juge de son impuissance par la puissance ou vertu des autres, cette tristesse sera allégée, c’est-à-dire il sera joyeux, si son imagination s’occupe à considérer les vices des autres, d’où ce proverbe : « c’est une consolation pour les malheureux d’avoir des compagnons de leurs maux ». Au contraire, il sera d’autant plus contristé qu’il se croira davantage inférieur aux autres ; d’où vient qu’il n’est pas d’hommes plus enclins à l’envie que ceux qui s’abaissent ; ils s’efforcent plus que personne d’observer ce que font les hommes, plutôt pour censurer leurs fautes que pour les corriger ; ils n’ont de louange que pour l’abaissement et se glorifient de leur humilité, mais de façon à paraître s’abaisser. Et cela suit de cet affect aussi nécessairement qu’il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux droits ; et j’ai déjà dit que j’appelle mauvais ces affects et ceux qui leur ressemblent, en tant que j’ai égard à la seule utilité de l’homme. Les lois de la Nature toutefois concernent l’ordre commun de la Nature dont l’homme est une partie, j’ai tenu à le faire observer, en passant, pour que personne ne crût que j’ai voulu exposer ici les vices des hommes et les absurdités faites par eux et non démontrer la nature et les propriétés des choses. Comme je l’ai dit en effet dans la Préface de la Troisième Partie, je considère les affects des hommes et leurs propriétés de même façon que les autres choses naturelles. Et certes les affects des hommes ne montrent pas moins la puissance de la Nature, sinon de l’homme, et son art, que beaucoup d’autres choses que nous admirons et que nous nous plaisons à considérer. Mais je continue à observer, en traitant des affects, ce qui est utile aux hommes et ce qui leur porte dommage.

PROPOSITION 58

La gloire n’est pas opposée à la Raison, mais peut tirer d’elle son origine.

DÉMONSTRATION

Cela est évident par la Définition 30 des affects, et par la définition de l’Honnête dans le Scolie 1 de la Proposition 37.

SCOLIE

Ce qu’on appelle la vaine gloire est un contentement de soi alimenté par la seule opinion de la foule ; cette opinion n’étant plus, le contentement lui-même disparaît, c’est-à-dire (Scolie de la Proposition 52) ce souverain bien aimé de tous ; de là vient que celui qui ne tire de gloire que de l’opinion de la foule, travaillé d’une inquiétude quotidienne, s’efforce, s’agite et se donne du mal pour conserver son renom. La foule, en effet, est changeante et inconstante, par suite si le renom n’est pas entretenu, bientôt il s’évanouit ; bien plus, comme tous désirent capter les applaudissements de la foule, chacun déprécie volontiers le renom d’autrui. Par suite, comme il s’agit d’une lutte pour ce qui est estimé le souverain bien, un furieux appétit prend naissance de s’accabler les uns les autres de quelque manière, et qui, enfin, obtient la victoire, est plus glorieux d’avoir nui à autrui que d’avoir été utile à soi-même. Cette gloire ou ce contentement est donc vraiment une vanité, car elle est nulle.

Ce qu’il faut observer sur la honte ressort facilement de ce que nous avons dit sur la miséricorde et le repentir. J’ajoute seulement que, comme la commisération, la honte, quoiqu’elle ne soit pas une vertu, est bonne cependant en tant qu’elle indique dans l’homme rougissant de honte un désir de vivre honnêtement ; de même la douleur, qu’on dit bonne en tant qu’elle indique que la partie blessée n’est pas encore pourrie. C’est pourquoi, bien qu’il soit en réalité triste, l’homme qui a honte de ce qu’il a fait est cependant plus parfait que l’impudent qui n’a aucun désir de vivre honnêtement.

Telles sont les observations que j’avais résolu de faire sur les affects de joie et de tristesse. Pour les désirs, ils sont bons ou mauvais, suivant qu’ils naissent d’affects bons ou mauvais. Mais tous, en tant qu’ils naissent en nous d’affects qui sont des passions, sont aveugles (comme il ressort aisément de ce qui a été dit dans le Scolie de la Proposition 44), et ne seraient d’aucun usage si les hommes pouvaient être facilement amenés à vivre suivant le seul commandement de la Raison, comme je vais le montrer brièvement.

PROPOSITION 59

À toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la Raison.

DÉMONSTRATION

Agir par Raison n’est rien d’autre (Proposition 3 et Définition 2, p. III) que faire ces actions qui suivent de la nécessité de notre nature considérée en elle seule. Mais la tristesse est mauvaise en tant qu’elle diminue ou réfrène cette puissance d’agir (Proposition 41) ; nous ne pouvons donc être déterminés par cet affect à aucune action que nous ne pourrions accomplir si nous étions conduits par la Raison.

De plus, la joie est mauvaise en tant seulement qu’elle empêche que l’homme ne soit apte à agir (Propositions 41 et 43), et dans cette mesure aussi nous ne pouvons donc être déterminés par elle à aucune action que nous ne pourrions accomplir si nous étions conduits par la Raison.

Enfin, en tant que la joie est bonne, elle convient avec la Raison (car elle consiste en ce que la puissance d’agir de l’homme est accrue ou secondée) ; et elle n’est une passion qu’en tant que la puissance d’agir de l’homme n’est pas accrue à ce point qu’il se conçoive lui-même et conçoive ses propres actions adéquatement (Proposition 3, p. III avec son Scolie).

Si donc un homme affecté de joie était conduit à une perfection telle qu’il se conçût lui-même et ses propres actions adéquatement, il serait apte aux mêmes actions auxquelles il est déjà déterminé par les affects qui sont des passions ; il y serait même plus apte.

Mais tous les affects se ramènent à la joie, à la tristesse ou au désir (voir Explication de la quatrième Définition des affects) et le désir (Définition 1 des affects) n’est rien d’autre que l’effort même pour agir ; à toutes les actions donc auxquelles nous sommes déterminés par un affect qui est une passion, nous pouvons, sans lui, être conduits par la seule Raison. C.Q.F.D.

DÉMONSTRATION

Une action quelconque est dite mauvaise en tant qu’elle tire son origine de ce que nous sommes affectés de haine ou de quelque affect mauvais ( Corollaire 1 de la Proposition 45). Mais nulle action, considérée en elle-même, n’est bonne ni mauvaise (comme nous l’avons montré dans la Préface de cette Partie) et une seule et même action est tantôt bonne, tantôt mauvaise ; nous pouvons donc être conduits par la Raison (Proposition 19) à cette même action qui est présentement mauvaise, c’est-à-dire tire son origine d’un affect mauvais. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cela s’explique plus clairement par un exemple. L’action de frapper, en tant qu’on la considère physiquement, ayant égard seulement à ce qu’un homme lève le bras, serre le poing et meut avec force le bras entier de haut en bas, est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain. Si donc un homme, dans un mouvement de haine ou de colère, est déterminé à serrer le poing ou à mouvoir le bras, cela a lieu parce qu’une seule et même action, comme nous l’avons montré dans la Deuxième Partie, peut être jointe à des images quelconques de choses ; nous pouvons donc être déterminés à une seule et même action aussi bien par les images des choses que nous concevons confusément que par celles des choses que nous concevons clairement et distinctement. Il apparaît par là que tout désir tirant son origine d’un affect qui est une passion, serait de nul usage si les hommes pouvaient être conduits par la Raison. Voyons maintenant pourquoi un désir né d’un affect qui est une passion est appelé aveugle par nous.

PROPOSITION 60

Un désir tirant son origine d’une joie ou d’une tristesse qui se rapporte à une seule des parties du corps, ou à quelques-unes, mais non à toutes, n’a point égard à l’utilité de l’homme entier.

DÉMONSTRATION

Supposons, par exemple, qu’une partie A du corps soit, par la force d’une cause extérieure, rendue plus forte à ce point qu’elle l’emporte sur les autres (Proposition 6). Cette partie ne s’efforcera point pour cela de perdre ses forces pour que les autres parties du corps s’acquittent de leur office ; elle devrait en effet avoir la force ou la puissance de perdre ses forces, ce qui est absurde (Proposition 6, p. III). Cette partie s’efforcera donc, et conséquemment l’esprit aussi (Propositions 7 et 12, p. III) s’efforcera, de conserver cet état ; et par suite le désir qui naît d’un tel affect de joie, n’a pas égard au tout. Que si, au contraire, on suppose une partie A réfrénée de façon que les autres l’emportent sur elle, on démontre de la même manière que le désir né de la tristesse n’a pas non plus égard au tout. C.Q.F.D.

SCOLIE

Puis donc que le plus souvent (Scolie de la Proposition 44) la joie se rapporte à une seule partie du corps, nous désirons le plus souvent conserver notre être sans avoir le moindre égard à notre santé tout entière ; à quoi s’ajoute que les désirs qui nous tiennent le plus (Corollaire de la Proposition 9), ont égard au temps présent seulement, non au futur.

PROPOSITION 61

Un désir tirant son origine de la Raison ne peut avoir d’excès.

DÉMONSTRATION

Le désir considéré absolument (Définition 1 des affects) est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée de quelque manière à quelque action ; un désir donc tirant son origine de la Raison, c’est-à-dire (Proposition 3, p. III) se produisant en nous en tant que nous agissons, est l’essence même ou la nature de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire ce qui se conçoit adéquatement par la seule essence de l’homme (Définition 2, p. III). Si donc ce désir pouvait être excessif, la nature humaine, considérée en elle seule, pourrait s’excéder elle-même, autrement dit pourrait plus qu’elle ne peut, ce qui est une contradiction manifeste ; en conséquence, un tel désir ne peut avoir d’excès. C.Q.F.D.

PROPOSITION 62

En tant que l’esprit conçoit les choses suivant le commandement de la Raison, il est également affecté, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente.

DÉMONSTRATION

Tout ce que l’esprit conçoit conduite par la Raison, il le conçoit sous la même espèce d’éternité ou de nécessité (Corollaire 2 de la Proposition 44, p. II), et il est affecté de la même certitude (Proposition 43, p. II avec son Scolie). Que l’idée donc soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente, l’esprit conçoit la chose avec la même nécessité et est affecté de la même certitude ; et que l’idée ait pour objet une chose future ou passée, ou une chose présente, elle n’en sera pas moins également vraie (Proposition 41, p. II) ; c’est-à-dire (Définition 4, p. II) qu’elle n’en aura pas moins toujours les mêmes propriétés de l’idée adéquate ; et ainsi, en tant que l’esprit conçoit les choses sous le commandement de la Raison, il est affecté de la même manière, que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente. C.Q.F.D.

SCOLIE

Si nous pouvions avoir une connaissance adéquate de la durée des choses, et déterminer par la Raison leurs temps d’existence, nous considérerions les choses futures et les présentes avec le même affect et le bien que l’esprit concevrait comme futur, il l’appéterait comme si c’était un bien présent ; par suite, il négligerait nécessairement un bien présent moindre pour un bien futur plus grand, et il appéterait fort peu une chose qui serait bonne dans le présent, mais cause d’un mal futur, comme nous le démontrerons bientôt.

Mais nous ne pouvons avoir de la durée des choses (Proposition 31, p. II) qu’une connaissance extrêmement inadéquate, et nous déterminons (Scolie de la Proposition 44, p. II) le temps d’existence des choses par l’imagination seule qui n’est pas également affectée par l’image d’une chose présente et d’une future. De là vient que la connaissance vraie du bien et du mal que nous avons n’est rien qu’abstraite ou universelle et que le jugement porté par nous sur l’ordre des choses et la liaison des causes, pour nous permettre de déterminer ce qui dans le présent est bon ou mauvais pour nous, est plus imaginaire que réel. Il n’y a donc pas à s’étonner que le désir né de cette connaissance du bien et du mal relative au futur puisse être réfréné plus facilement par le désir des choses présentement agréables (voir à ce sujet la Proposition 16).

PROPOSITION 63

Qui est dirigé par la crainte et fait le bien pour éviter un mal, n’est pas conduit par la Raison.

DÉMONSTRATION

Tous les affects se rapportant à l’esprit, en tant qu’il est actif, c’est-à-dire à la Raison (Proposition 3, p. III), ne sont autres que des affects de joie et de désir (Proposition 59, p. III) ; celui donc qui est dirigé par la crainte (Définition 13 des affects) et fait le bien par peur d’un mal, n’est pas conduit par la Raison. C.Q.F.D.

SCOLIE

Les superstitieux, qui savent blâmer les vices plutôt qu’enseigner les vertus, et qui, cherchant non à conduire les hommes par la Raison mais à les contenir par la crainte, leur font fuir le mal sans aimer les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi misérables qu’eux-mêmes ; il n’est donc pas étonnant qu’ils soient le plus souvent insupportables et odieux aux hommes.

COROLLAIRE

Par un désir tirant son origine de la Raison nous poursuivons le bien directement et fuyons le mal indirectement

DÉMONSTRATION

Un désir tirant son origine de la Raison peut naître seulement d’un affect de joie qui n’est pas une passion (Proposition 59, p. III), c’est-à-dire d’une joie qui ne peut avoir d’excès (Proposition 61) et non d’une tristesse ; ce désir par suite (Proposition 8) naît de la connaissance du bien, non de celle du mal ; nous appétons donc sous la conduite de la Raison le bien directement et, en cette mesure seulement, fuyons le mal. C.Q.F.D.

SCOLIE

Ce Corollaire s’explique par l’exemple du malade et du bien portant. Le malade absorbe ce qu’il a en aversion par peur de la mort ; le bien portant s’épanouit de la nourriture et jouit ainsi de la vie mieux que s’il avait peur de la mort et désirât l’écarter directement. De même un juge qui, non par haine ou colère, etc., mais par le seul amour du salut public, condamne un coupable à mort, est conduit par la seule Raison.

PROPOSITION 64

La connaissance d’un mal est une connaissance inadéquate.

DÉMONSTRATION

La connaissance d’un mal (Proposition 8) est la tristesse même en tant que nous en avons conscience. Mais la tristesse est un passage à une perfection moindre (Définition 3 des affects) qui pour cette raison ne peut se comprendre par l’essence même de l’homme (Propositions 6 et 7, p. III) ; par suite (Définition 2, p. III), elle est une passion qui (Proposition 3, p. III) dépend d’idées inadéquates ; conséquemment (Proposition 29, p. II) la connaissance qu’on en a, c’est-à-dire la connaissance du mal, est inadéquate. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Il suit de là que, si l’esprit humain n’avait que des idées adéquates, il ne formerait aucune notion du mal.

PROPOSITION 65

De deux biens nous poursuivrons sous la conduite de la Raison le plus grand, et de deux maux le moindre.

DÉMONSTRATION

Un bien qui empêche que nous jouissions d’un bien plus grand, est en réalité un mal ; car mauvais et bon (comme nous l’avons montré dans la Préface de cette Partie) se disent des choses en tant que nous les comparons entre elles ; et un mal moindre est en réalité un bien (pour la même raison) ; c’est pourquoi ( Corollaire de la Proposition 63) sous la conduite de la Raison nous appéterons ou poursuivrons seulement un bien plus grand et un mal moindre. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Nous poursuivrons sous la conduite de la Raison un mal moindre pour un plus grand bien et négligerons un bien moindre qui est cause d’un mal plus grand, car le mal appelé ici moindre, est en réalité un bien, et le bien inversement un mal ; c’est pourquoi nous appéterons celui-là (Corollaire de la Proposition 63) et négligerons celui-ci. C.Q.F.D.

PROPOSITION 66

Nous appéterons sous la conduite de la Raison un bien plus grand futur de préférence à un moindre présent, et un mal moindre présent <de préférence à ce> qui est cause d’un mal futur quelconque.

DÉMONSTRATION

Si l’esprit pouvait avoir d’une chose future une connaissance adéquate, il serait affecté de même à l’égard d’une chose future et d’une présente (Proposition 62) ; en tant, par suite, que nous avons égard à la Raison même, comme nous supposons que nous le faisons dans cette Proposition, la situation est la même, que le bien plus grand (ou le mal) soit supposé futur ou présent ; par suite (Proposition 65), nous préférerons un bien plus grand futur à un moindre présent, etc. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Nous appéterons sous la conduite de la Raison un mal moindre présent qui est cause d’un bien plus grand futur, et nous négligerons un bien moindre présent qui est cause d’un mal plus grand futur. Ce Corollaire est avec la Proposition précédente dans le même rapport que le Corollaire de la Proposition 65 avec la Proposition 65.

SCOLIE

Si donc nous rapprochons ce qui précède de ce que nous avons dit dans cette Partie jusqu’à la Proposition 18 au sujet des forces des affects, nous verrons facilement en quoi un homme conduit par l’affect seul ou l’opinion diffère d’un homme conduit par la Raison. Le premier, qu’il le veuille ou non, agit sans savoir en aucune façon ce qu’il fait ; le second n’a à plaire qu’à lui-même et fait seulement ce qu’il sait qui tient la première place dans la vie et qu’il désire le plus pour cette raison ; j’appelle en conséquence le premier serf, le second libre, et je veux faire ici quelques observations encore sur la complexion de ce dernier et sa règle de vie.

PROPOSITION 67

L’homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie.

DÉMONSTRATION

L’homme libre, c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la Raison, n’est pas dirigé par la crainte de la mort (Proposition 63), mais désire le bien directement (Corollaire de la même Proposition), c’est-à-dire (Proposition 24) désire agir, vivre, conserver son être suivant le principe de la recherche de l’utile propre ; par suite, il ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D.

PROPOSITION 68

Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de bien et de mal aussi longtemps qu’ils seraient libres.

DÉMONSTRATION

J’ai dit que celui-là est libre qui est conduit par la seule Raison ; qui donc naît libre et le demeure, n’a que des idées adéquates ; par suite, il n’a aucun concept du mal (Corollaire de la Proposition 64) et conséquemment (bien et mal étant corrélatifs) du bien non plus. C.Q.F.D.

SCOLIE

Que l’hypothèse de cette Proposition est fausse et ne peut se concevoir qu’autant qu’on considère la nature humaine seule, ou plutôt Dieu non en tant qu’il est infini mais en tant seulement qu’il est la cause pour quoi l’homme existe, cela est évident par la Proposition 4. C’est là, avec d’autres vérités par nous déjà démontrées, ce qui semble être signifié par Moïse dans cette histoire du premier homme. Il n’y est conçu en effet d’autre puissance de Dieu que celle qui lui sert à créer l’homme, c’est-à-dire une puissance pourvoyant uniquement à l’utilité de l’homme ; et, suivant cette conception, il est raconté que Dieu a interdit à l’homme libre de manger <le fruit> de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et que, sitôt qu’il en mangerait, il devait craindre la mort plutôt que désirer vivre ; puis qu’ayant trouvé la femme, qui convenait pleinement avec sa nature, l’homme connut qu’il ne peut rien y avoir dans la Nature qui pût lui être plus utile ; mais qu’ayant cru les bêtes semblables à lui, il a commencé tout aussitôt d’imiter leurs affects (voir Proposition 27, p. III) et de perdre sa liberté ; liberté recouvrée plus tard par les Patriarches sous la conduite de l’Esprit du Christ, c’est-à-dire de l’idée de Dieu, de laquelle seule dépend que l’homme soit libre et qu’il désire pour les autres hommes le bien qu’il désire pour lui-même, comme nous l’avons démontré plus haut (Proposition 37).

PROPOSITION 69

La vertu d’un homme libre se montre également grande à éviter les dangers qu’à en triompher.

DÉMONSTRATION

Un affect ne peut être réfréné ni ôté que par un affect contraire et plus fort que l’affect à réfréner (Proposition 7). Or, l’audace aveugle et la crainte sont des affects que l’on peut concevoir également grands (Propositions 5 et 3). Une vertu d’âme ou fortitude (voir la Définition dans le Scolie de la Proposition 59, p. III), également grande est donc requise pour réfréner l’audace que pour réfréner la crainte ; c’est-à-dire (Définition 40 et 41 des affects) qu’un homme libre évite les périls par la même vertu d’âme qui fait qu’il tente d’en triompher. C.Q.F.D.

COROLLAIRE

Dans un homme libre donc la fuite opportune et le combat témoignent d’une égale fermeté d’âme ; autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la même fermeté d’âme, ou présence d’esprit, que le combat

SCOLIE

J’ai expliqué ce qu’est la fermeté d’âme, ou ce que j’entends par là, dans le Scolie de la Proposition 59, Partie III. Quant au péril, j’entends par là tout ce qui peut être cause de quelque mal, tel que tristesse, haine, discorde, etc.

PROPOSITION 70

L’homme libre qui vit parmi les ignorants, s’applique autant qu’il peut à décliner leurs bienfaits.

DÉMONSTRATION

Chacun juge selon sa complexion, quelle chose est bonne (Scolie de la Proposition 39, p. III) ; l’ignorant donc qui a fait quelque bien à quelqu’un estimera ce bien selon sa complexion, et s’il le voit tenu en moindre estime par celui qui le reçoit, il sera contristé (Proposition 42, p. III). L’homme libre, d’autre part, s’applique à établir entre les autres hommes et lui un lien d’amitié (Proposition 37) et non à leur rendre des bienfaits pareils d’après leur propre affect, mais à se conduire et à conduire les autres suivant le libre jugement de la Raison, et à faire seulement ce qu’il sait tenir la première place. L’homme libre donc, pour ne pas être en haine aux ignorants et ne pas déférer à leur appétit, mais à la Raison seule, s’efforcera, autant que possible, de décliner leurs bienfaits. C.Q.F.D.

SCOLIE

Je dis autant que possible. Bien qu’ignorants, en effet, ce sont des hommes pouvant en cas de besoin apporter un secours d’homme, et il n’en est pas de plus précieux ; ainsi arrive-t-il souvent qu’il soit nécessaire de recevoir d’eux un bienfait et de s’en montrer reconnaissant suivant leur propre complexion ; à quoi s’ajoute que, même en déclinant leurs bienfaits, nous devons être prudents de façon que nous ne paraissions pas les mépriser ou craindre par avarice d’avoir à leur rendre un présent en retour, sans quoi, pour éviter d’être pris en haine par eux, nous les offenserions. Il faut donc, en évitant les bienfaits, avoir égard à l’utile et à l’honnête.

PROPOSITION 71

Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns à l’égard des autres.

DÉMONSTRATION

Seuls les hommes libres sont pleinement utiles les uns aux autres et liés entre eux par une amitié tout à fait étroite (Proposition 35 avec le Corollaire 1) ; seuls, ils s’efforcent de se faire du bien mutuellement avec un pareil zèle amical (Proposition 37) ; et, par suite (Définition 34 des affects), seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns à l’égard des autres. C.Q.F.D.

SCOLIE

La reconnaissance qu’ont entre eux les hommes dirigés par le désir aveugle, est la plupart du temps plutôt un trafic ou une piperie que de la reconnaissance. En outre l’ingratitude n’est pas un affect. Elle est cependant vilaine, parce qu’elle indique le plus souvent qu’un homme est affecté d’une haine excessive, de colère, d’orgueil ou d’avarice, etc. Celui en effet qui, par sottise, ne sait pas rendre l’équivalent des dons qu’il a reçus n’est pas un ingrat ; encore bien moins celui qui n’est pas mû par les dons d’une courtisane à s’asservir à sa lubricité, ou par ceux d’un voleur à recéler ses larcins, ou par quelque autre personne semblable. Au contraire, il fait preuve de constance d’âme, celui qui ne se laisse pas séduire par des dons corrupteurs à sa propre perte ou à la perte commune.

PROPOSITION 72

L’homme libre n’agit jamais en trompeur, mais toujours de bonne foi.

DÉMONSTRATION

Si un homme libre agissait, en tant que libre, en trompeur, il le ferait par le commandement de la Raison (nous ne l’appelons libre qu’à cette condition) ; tromper serait donc une vertu (Proposition 24) et conséquemment (même Proposition) il serait plus avisé à chacun de tromper pour conserver son être ; c’est-à-dire (comme il est connu de soi), il serait plus avisé aux hommes de convenir seulement en paroles et d’être en réalité contraires les uns aux autres, ce qui (Corollaire de la Proposition 31) est absurde. Donc un homme libre, etc. C.Q.F.D.

SCOLIE

Demande-t-on si, en cas qu’un homme pût se délivrer par la mauvaise foi d’un péril de mort imminent, la règle de la conservation de l’être propre ne commanderait pas nettement la mauvaise foi ? Je réponds de même si la Raison conseille cela, elle le conseille donc à tous les hommes, et ainsi la Raison conseille d’une manière générale à tous les hommes de ne conclure entre eux pour l’union de leurs forces et l’établissement des droits communs que des accords trompeurs, c’est-à-dire commande de n’avoir pas en réalité de droits communs, ce qui est absurde.

PROPOSITION 73

L’homme qui est dirigé par la Raison, est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même.

DÉMONSTRATION

L’homme qui est dirigé par la Raison, n’est pas conduit par la crainte à obéir (Proposition 63) ; mais, en tant qu’il s’efforce de conserver son être suivant le commandement de la Raison, c’est-à-dire (Scolie de la Proposition 66) en tant qu’il s’efforce de vivre librement, il désire observer la règle de la vie et de l’utilité communes (Proposition 37) et, en conséquence (nous l’avons montré dans le Scolie 2 de la Proposition 37), vivre suivant le décret commun de la cité. L’homme qui est dirigé par la Raison, désire donc, pour vivre plus librement, observer le droit commun de la Cité. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cette Proposition et les autres principes établis au sujet de la vraie liberté de l’homme se rapportent à la fortitude, c’est-à-dire (Scolie de la Proposition 59, p. III) à la Force d’âme et à la générosité. Je ne juge pas qu’il vaille la peine de démontrer ici séparément toutes les propriétés de la fortitude et, encore bien moins, qu’un homme à l’âme forte n’a personne en haine, n’a de colère, d’envie, d’indignation à l’égard de personne, ne mésestime personne et n’a aucun orgueil. Cela en effet et tout ce qui concerne la vie vraie et la Religion s’établit aisément par les Propositions 37 et 46, je veux dire que la haine doit être vaincue par l’amour, et que quiconque est conduit par la Raison, désire pour les autres ce qu’il appète pour lui-même. À quoi s’ajoute ce que nous avons observé dans le Scolie de la Proposition 50 et en d’autres endroits : qu’un homme d’âme forte considère avant tout que tout suit de la nécessité de la nature divine ; que, par suite, tout ce qu’il pense être insupportable et mauvais et tout ce qui, en outre, lui paraît immoral, digne d’horreur, injuste et vilain, cela provient de ce qu’il conçoit les choses d’une façon troublée, mutilée et confuse ; pour cette raison, il s’efforce avant tout de concevoir les choses, comme elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les empêchements à la connaissance vraie tels que la haine, la colère, l’envie, la raillerie, l’orgueil et autres semblables notés dans ce qui précède ; par suite, autant qu’il peut, il s’efforce, comme nous l’avons dit, de bien faire et de se tenir en joie. Jusqu’à quel point maintenant l’humaine vertu parvient à un tel accomplissement et quel est son pouvoir, c’est ce que je démontrerai dans la Partie suivante.

APPENDICE

Ce que j’ai exposé dans cette Partie sur la conduite droite de la vie, n’a pas été disposé de façon qu’on le pût voir d’un seul regard, mais a été démontré par moi dans l’ordre dispersé où la déduction successive de chaque vérité se faisait le plus facilement. Je me suis donc proposé de le rassembler ici et de le résumer en chapitres principaux.

CHAPITRE 1

Tous nos efforts ou désirs suivent de la nécessité de notre nature de façon qu’ils se puissent comprendre ou par elle seule comme par leur cause prochaine, ou en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue adéquatement par elle-même sans les autres individus.

CHAPITRE 2

Les désirs qui suivent de notre nature de façon qu’ils se puissent comprendre par elle seule, sont ceux qui se rapportent à l’esprit en tant qu’on le conçoit comme constitué d’idées adéquates ; pour les autres désirs, ils ne se rapportent à l’esprit qu’en tant qu’il conçoit les choses inadéquatement ; et leur force et leur croissance doivent être définies par la puissance non de l’homme, mais des choses extérieures ; par suite, les premiers désirs sont appelés actions droites, les seconds passions ; les uns en effet indiquent notre puissance, les autres, au contraire, notre impuissance et une connaissance mutilée.

CHAPITRE 3

Nos actions, c’est-à-dire ces désirs qui sont définis par la puissance de l’homme ou la Raison, sont toujours bonnes ; les autres désirs peuvent être aussi bien bons que mauvais.

CHAPITRE 4

Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’entendement ou la Raison autant que nous pouvons ; et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme ; car la béatitude de l’homme n’est rien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu ; et perfectionner l’entendement n’est rien d’autre aussi que comprendre Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature. C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la Raison, c’est-à-dire le désir suprême par lequel il s’applique à modérer tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir adéquatement, lui-même et toutes les choses pouvant tomber sous son intelligence.

CHAPITRE 5

Il n’y a donc nulle vie véritable sans intelligence ; et les choses sont bonnes dans la mesure seulement où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit, qui se définit par l’intelligence. Celles qui, au contraire, empêchent que l’homme puisse perfectionner la Raison et jouir d’une vie rationnelle, celles-là seules, nous disons qu’elles sont mauvaises.

CHAPITRE 6

Mais puisque tout ce dont l’homme est cause efficiente, est nécessairement bon, rien de mauvais ne peut donc arriver à l’homme si ce n’est de causes extérieures ; je veux dire en tant qu’il est une partie de la Nature entière, aux lois de qui la nature humaine est contrainte d’obéir et de s’accommoder d’une infinité presque de manières.

CHAPITRE 7

Et il ne peut se faire que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et n’en suive pas l’ordre commun ; mais s’il vit parmi des individus tels qu’ils conviennent avec la nature de l’homme même, par cela même la puissance d’agir de l’homme sera secondée et alimentée. Si, au contraire, il se trouve parmi des individus tels qu’ils ne conviennent nullement avec sa nature, il ne pourra guère s’accommoder à eux sans un grand changement de lui-même.

CHAPITRE 8

Tout ce qu’il y a dans la Nature que nous jugeons qui est mauvais, autrement dit, que nous jugeons capable d’empêcher que nous ne puissions exister et jouir d’une vie conforme à la raison, il nous est permis de l’écarter par la voie paraissant la plus sûre ; tout ce qu’il y a, au contraire que nous jugeons qui est bon ou utile à la conservation de notre être et à la jouissance de la vie conforme à la Raison, il nous est permis de le prendre pour notre usage et de nous en servir de toute façon ; et absolument parlant il est permis à chacun, suivant le droit suprême de la Nature, de faire ce qu’il juge contribuer à son utilité.

CHAPITRE 9

Rien ne peut mieux convenir avec la nature d’une chose que les autres individus de même espèce ; et donc rien n’est donné à l’homme de plus utile pour conserver son être propre et jouir de la vie rationnelle qu’un homme qui est conduit par la Raison. En outre, puisque, parmi les choses singulières, nous ne savons rien qui ait plus de prix qu’un homme dirigé par la Raison, chacun ne peut mieux montrer ce qu’il vaut par son art et son talent, qu’en élevant des hommes de façon qu’ils vivent enfin sous l’empire propre de la Raison.

CHAPITRE 10

Dans la mesure où les hommes sont animés les uns contre les autres d’envie ou de quelque affect de haine, ils sont contraires les uns aux autres et, par suite, d’autant plus à craindre que leur pouvoir est plus grand que celui des autres individus de la Nature.

CHAPITRE 11

Les cœurs ne sont cependant pas vaincus par les armes mais par l’amour et la générosité.

CHAPITRE 12

Il est utile aux hommes, avant tout, d’avoir des relations sociales entre eux, de s’attacher par des liens tels qu’ils puissent former d’eux tous un ensemble plus cohérent et, absolument, de faire ce qui peut rendre les amitiés plus solides.

CHAPITRE 13

De l’art et de la vigilance, toutefois, sont pour cela requis. Les hommes en effet sont divers (rares ceux qui vivent suivant les préceptes de la Raison) et cependant envieux pour la plupart, plus enclins à la vengeance qu’à la miséricorde. Pour les accepter tous avec leur complexion propre et se retenir d’imiter leurs affects, il est besoin d’une singulière puissance d’âme. Ceux qui, d’ailleurs, s’entendent à censurer les hommes et à flétrir leurs vices plus qu’à enseigner les vertus, à briser les âmes au lieu de les fortifier, sont insupportables à eux-mêmes et aux autres ; beaucoup, par suite, par leur trop grande impatience et égarés par un zèle prétendu religieux, ont mieux aimé vivre parmi les bêtes que parmi les hommes ; comme des enfants et des adolescents qui, ne pouvant supporter d’une âme égale les réprimandes de leurs parents, se réfugient dans le service militaire, et préfèrent les incommodités de la guerre et un pouvoir tyrannique aux commodités de la vie de famille et aux remontrances paternelles, et souffrent qu’on leur impose n’importe quel fardeau, pourvu qu’ils se vengent de leurs parents.

CHAPITRE 14

Encore donc que les hommes soumettent tout, le plus souvent, à leur appétit sensuel, de leur société commune suivent cependant beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. C’est pourquoi il vaut mieux supporter leurs offenses d’une âme égale et appliquer son zèle à ce qui sert à établir la concorde et l’amitié.

CHAPITRE 15

Ce qui engendre la concorde, se ramène à la justice, à l’équité et à l’honnêteté. Les hommes en effet supportent mal, outre l’injuste et l’inique, ce qui passe pour vilain, autrement dit que l’on méprise les coutumes reçues dans la Cité. Pour gagner l’amour est, avant tout, nécessaire ce qui regarde la Religion et la piété ; voir à ce sujet Scolies 1 et 2 de la Proposition 37, Scolie de la Proposition 46 et Scolie de la Proposition 73.

CHAPITRE 16

La concorde est encore engendrée d’ordinaire par la crainte mais sans bonne foi. De plus, la crainte tire son origine de l’impuissance de l’âme et n’appartient donc pas à l’usage de la Raison ; il en est de même de la commisération, bien qu’elle semble se parer de l’apparence extérieure de la piété.

CHAPITRE 17

Les hommes sont encore conquis par les largesses, ceux-là surtout qui n’ont pas de quoi se procurer les choses nécessaires à leur subsistance. Porter secours, toutefois, à chaque indigent, cela dépasse de beaucoup les forces et l’intérêt d’un particulier. Ses richesses ne sauraient à beaucoup près y suffire, et de plus la limitation de ses facultés ne lui permet pas de se rendre l’ami de tous ; aussi le soin des pauvres incombe-t-il à la société entière et concerne seulement l’intérêt commun.

CHAPITRE 18

Dans l’acceptation des bienfaits et les témoignages de reconnaissance à donner, de tout autres soins sont nécessaires ; voir sur ce sujet Scolie de la Proposition 70 et Scolie de la Proposition 71.

CHAPITRE 19

En outre l’amour sensuel, c’est-à-dire l’appétit d’engendrer qui naît de la beauté, et en général tout amour qui reconnaît une autre cause que la liberté de l’âme, se change facilement en haine ; à moins, chose pire, qu’il ne soit une espèce de délire, auquel cas il est alimenté par la discorde, plus que par la concorde. Voir Corollaire de la Proposition 31, Partie III.

CHAPITRE 20

Pour le mariage, il est certain qu’il convient avec la Raison si le désir de l’union des corps n’est pas engendré seulement par la beauté, mais par l’amour de procréer des enfants et de les élever sagement ; et si, en outre, l’amour de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’homme et de la femme, a pour cause principale non la seule beauté, mais la liberté intérieure.

CHAPITRE 21

La flatterie encore engendre la concorde ; mais avec la souillure de la servitude ou la mauvaise foi : car nuls ne sont plus conquis par la flatterie que les orgueilleux, qui veulent être les premiers et ne le sont pas.

CHAPITRE 22

L’abaissement de soi a une fausse apparence de piété et de religion ; et, bien que l’abaissement s’oppose à l’orgueil, celui qui s’abaisse est cependant très proche de l’orgueilleux. Voir Scolie de la Proposition 57.

CHAPITRE 23

La honte en outre ne contribue à la concorde qu’en ce qui ne peut rester caché. Puisque, d’autre part, la honte est une espèce de tristesse, elle ne concerne pas l’usage de la Raison.

CHAPITRE 24

Les autres affects de tristesse dirigés contre des hommes sont directement opposés à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la piété et à la religion ; et, bien que l’indignation ait l’apparence extérieure de l’équité, on vit cependant sans lois, là où il est permis à chacun de porter un jugement sur les actes d’autrui et de venger son droit ou celui d’autrui.

CHAPITRE 25

La modestie, c’est-à-dire le désir de plaire aux hommes, quand la Raison le détermine, se ramène à la piété (comme nous l’avons dit dans le Scolie <1> de la Proposition 37). Mais, si elle tire son origine d’un affect, la modestie est l’ambition, c’est-à-dire un désir pour lequel les hommes le plus souvent excitent des discordes et des séditions sous une fausse couleur de piété. Qui, en effet, désire assister les autres de ses conseils ou en action, pour qu’ils jouissent ensemble du souverain bien, il s’appliquera avant tout à gagner leur amour ; non pas à les ravir d’admiration pour qu’une discipline porte son nom, non plus qu’à donner aucun motif d’envie. Dans les conversations d’autre part, il se gardera de rapporter les vices des hommes et aura soin de ne parler qu’avec ménagement de leur impuissance, amplement au contraire de la vertu ou puissance de l’homme et de la voie à suivre pour la porter à sa perfection ; de façon que les hommes, non par crainte ou aversion, mais mus par le seul affect de joie, s’efforcent à vivre, autant qu’il est en eux, suivant les préceptes de la Raison.

CHAPITRE 26

Outre les hommes, nous ne savons dans la Nature aucune chose singulière dont l’esprit nous puisse donner de l’épanouissement, et que nous puissions joindre à nous par l’amitié ou aucun genre de relation sociale ; ce qu’il y a donc dans la Nature en dehors des hommes, la considération de notre utilité ne demande pas que nous le conservions, mais nous enseigne à le conserver pour divers usages, à le détruire ou l’adapter à notre usage de n’importe quelle façon.

CHAPITRE 27

L’utilité que nous tirons des choses extérieures, outre l’expérience et la connaissance acquises par leur observation et les transformations que nous leur faisons subir, est surtout la conservation du corps ; pour cette raison les choses utiles sont, avant tout, celles qui peuvent alimenter le corps et le nourrir de façon que toutes ses parties puissent s’acquitter convenablement de leur office. Plus le corps est apte en effet à être affecté de plusieurs manières et à affecter les corps extérieurs d’un très grand nombre de manières, plus l’esprit est apte à penser (Propositions 38 et 39). Mais les choses notables en la matière semblent être très peu nombreuses dans la Nature et, par suite, pour nourrir le corps comme il est requis, il est nécessaire d’user d’aliments nombreux de nature diverse. Le corps humain, en effet, est composé d’un très grand nombre de parties de nature différente qui ont constamment besoin d’aliments variés, afin que le corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l’esprit en conséquence soit aussi également apte à concevoir plusieurs choses.

CHAPITRE 28

Pour se procurer ce nécessaire, les forces de chacun ne suffiraient guère si les hommes ne se rendaient de mutuels services. Mais l’argent a apporté le résumé de toutes choses, si bien que son image occupe d’ordinaire au plus haut l’esprit du vulgaire ; ils ne peuvent guère en effet imaginer aucune sorte de joie, sinon avec l’accompagnement comme cause de l’idée de monnaie.

CHAPITRE 29

Ce vice, toutefois, n’appartient qu’à ceux qui sont en quête d’argent, non par besoin ni pour pourvoir aux nécessités de la vie, mais parce qu’ils ont appris l’art varié de s’enrichir et se font honneur de le posséder. Ils donnent bien au corps sa pâture selon la coutume, mais en cherchant à épargner, parce qu’ils croient perdue toute partie de leur avoir dépensée pour la conservation du corps. Pour ceux qui savent le vrai usage de la monnaie et modèrent leur richesse sur le besoin seulement, ils vivent contents de peu.

CHAPITRE 30

Ces choses donc étant bonnes qui aident les parties du corps à s’acquitter de leur office, et la joie consistant en ce que la puissance de l’homme, en tant qu’il est constitué d’un esprit et d’un corps, est secondée ou accrue, tout ce qui donne de la joie, est bon. Cependant, comme l’action des choses n’a point pour fin qu’elles nous affectent de joie, que leur puissance d’agir n’est point réglée sur notre utilité, et enfin puisque la joie se rapporte le plus souvent de façon toute spéciale à une partie unique du corps, la plupart des affects de joie (à moins que la Raison et la vigilance n’interviennent) et conséquemment aussi les désirs qui en naissent ont de l’excès ; à quoi s’ajoute que, sous l’empire d’un affect, nous donnons la première place à ce qui est présentement agréable, et ne pouvons juger des choses futures par un affect égal de l’âme. Voir Scolie de la Proposition 44 et Scolie de la Proposition 60 de la Partie IV.

CHAPITRE 31

La superstition, au contraire, semble admettre que le bien, c’est ce qui apporte de la tristesse ; le mal, ce qui donne de la joie. Mais, comme nous l’avons dit déjà (Scolie de la Proposition 45), seul un envieux peut prendre plaisir à mon impuissance et à ma peine. Plus grande est la joie dont nous sommes affectés en effet, plus grande la perfection à laquelle nous passons et plus, en conséquence, nous participons de la nature divine ; et jamais une joie ne peut être mauvaise, que modère la considération vraie de notre intérêt. Qui, au contraire, est dirigé par la crainte et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas conduit par la Raison.

CHAPITRE32

Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par celle des causes extérieures ; nous n’avons donc pas un pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses extérieures. Nous supporterons, toutefois, d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige la considération de notre intérêt, si nous sommes conscients que nous nous sommes acquittés de notre devoir, que la puissance que nous avons n’allait pas jusqu’à nous permettre de les éviter, et que nous sommes une partie de la Nature entière dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons cela clairement et distinctement, cette partie de nous qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement et s’efforcera de persévérer dans ce contentement. En tant en effet que nous comprenons, nous ne pouvons rien appéter que ce qui est nécessaire ni, absolument, trouver de contentement que dans le vrai ; dans la mesure donc où nous comprenons cela droitement, l’effort de la meilleure partie de nous-même convient avec l’ordre de la Nature tout entière.

PRAEFATIO

Humanam impotentiam in moderandis, & coercendis affectibus Servitutem voco; homo enim affectibus obnoxius sui juris non est, sed fortunae, in cujus potestate ita est, ut saepe coactus sit, quanquam meliora sibi videat, deteriora tamen sequi. Hujus rei causam, & quid praeterea affectus boni, vel mali habent, in hac Parte demonstrare proposui. Sed antequam incipiam, pauca de perfectione, & imperfectione, deque bono, & malo praefari lubet.

      Qui rem aliquam facere constituit, eamque perfecit, rem suam perfectam esse, non tantum ipse, sed etiam unusquisque, qui mentem Auctoris illius operis, & scopum recte noverit, aut se novisse crediderit, dicet. Ex. gr. si quis aliquod opus (quod suppono nondum esse peractum) viderit, noveritque scopum Auctoris illius operis esse domum aedificare, is domum imperfectam esse dicet, & contra perfectam, simulatque opus ad finem, quem ejus Auctor eidem dare constituerat, perductum viderit. Verum si quis opus aliquod videt, cujus simile nunquam viderat, nec mentem opificis novit, is sane scire non poterit, opusne illud perfectum, an imperfectum sit. Atque haec videtur prima fuisse horum vocabulorum significatio. Sed postquam homines ideas universales formare, & domuum, aedificiorum, turrium, &c. exemplaria excogitare, & alia rerum exemplaria aliis praeferre inceperunt, factum est, ut unusquisque id perfectum vocaret, quod cum universali idea, quam ejusmodi rei formaverat, videret convenire, & id contra imperfectum, quod cum concepto suo exemplari minus convenire videret, quanquam ex opificis sententia consummatum plane esset. Nec alia videtur esse ratio, cur res naturales etiam, quae scilicet humana manu non sunt factae, perfectas, aut imperfectas vulgo appellent; solent namque homines tam rerum naturalium, quam artificialium ideas formare universales, quas rerum veluti exemplaria habent, & quas naturam (quam nihil nisi alicujus finis causa agere existimant) intueri credunt, sibique exemplaria proponere. Cum itaque aliquid in natura fieri vident, quod cum concepto exemplari, quod rei ejusmodi habent, minus convenit, ipsam naturam tum defecisse, vel peccavisse, remque illam imperfectam reliquisse, credunt. Videmus itaque homines consuevisse, res naturales perfectas, aut imperfectas vocare, magis ex praejudicio, quam ex earum vera cognitione. Ostendimus enim in Primae Partis Appendice Naturam propter finem non agere; aeternum namque illud, & infinitum Ens, quod Deum, seu Naturam appellamus, eadem, qua existit, necessitate agit. Ex qua enim naturae necessitate existit, ex eadem ipsum agere ostendimus (Prop. 16 p. 1). Ratio igitur, seu causa, cur Deus, seu Natura agit, & cur existit, una, eademque est. Ut ergo nullius finis causa existit, nullius etiam finis causa agit; sed ut existendi, sic & agendi principium, vel finem habet nullum. Causa autem, quae finalis dicitur, nihil est praeter ipsum humanum appetitum, quatenus is alicujus rei veluti principium, seu causa primaria consideratur. Ex. gr. cum dicimus habitationem causam fuisse finalem hujus, aut illius domus, nihil tum sane intelligimus aliud, quam quod homo ex eo, quod vitae domesticae commoda imaginatus est, appetitum habuit aedificandi domum. Quare habitatio, quatenus ut finalis causa consideratur, nihil est praeter hunc singularem appetitum, qui revera causa est efficiens, quae ut prima consideratur, quia homines suorum appetituum causas communiter ignorant. Sunt namque, ut jam saepe dixi, suarum quidem actionum, & appetituum conscii, sed ignari causarum, a quibus ad aliquid appetendum determinantur. Quod praeterea vulgo ajunt, Naturam aliquando deficere, vel peccare, resque imperfectas producere, inter commenta numero, de quibus in Appendice Partis Primae egi. Perfectio igitur, & imperfectio revera modi solummodo cogitandi sunt, nempe notiones, quas fingere solemus ex eo, quod ejusdem speciei, aut generis individua ad invicem comparamus: & hac de causa supra (Defin. 6 p. 2) dixi me per realitatem, & perfectionem idem intelligere; solemus enim omnia Naturae individua ad unum genus, quod generalissimum appellatur, revocare; nempe ad notionem entis, quae ad omnia absolute Naturae individua pertinet. Quatenus itaque Naturae individua ad hoc genus revocamus, & ad invicem comparamus, & alia plus entitatis, seu realitatis, quam alia habere comperimus, eatenus alia aliis perfectiora esse dicimus; & quatenus iisdem aliquid tribuimus, quod negationem involvit, ut terminus, finis, impotentia, &c. eatenus ipsa imperfecta appellamus, quia nostram Mentem non aeque afficiunt, ac illa, quae perfecta vocamus, & non quod ipsis aliquid, quod suum sit, deficiat, vel quod Natura peccaverit. Nihil enim naturae alicujus rei competit, nisi id, quod ex necessitate naturae causae efficientis sequitur, & quicquid ex necessitate naturae causae efficientis sequitur, id necessario fit.

      Bonum, & malum quod attinet, nihil etiam positivum in rebus, in se scilicet consideratis, indicant, nec aliud sunt, praeter cogitandi modos, seu notiones, quas formamus ex eo, quod res ad invicem comparamus. Nam una, eademque res potest eodem tempore bona, & mala, & etiam indifferens esse. Ex. gr. Musica bona est Melancholico, mala lugenti; surdo autem neque bona, neque mala. Verum, quamvis se res ita habeat, nobis tamen haec vocabula retinenda sunt. Nam quia ideam hominis tanquam naturae humanae exemplar, quod intueamur, formare cupimus, nobis ex usu erit, haec eadem vocabula eo, quo dixi, sensu retinere. Per bonum itaque in seqq. intelligam id, quod certo scimus medium esse, ut ad exemplar humanae naturae, quod nobis proponimus, magis magisque accedamus. Per malum autem id, quod certo scimus impedire, quominus idem exemplar referamus. Deinde homines perfectiores, aut imperfectiores dicemus, quatenus ad hoc idem exemplar magis, aut minus accedunt. Nam apprime notandum est, cum dico, aliquem a minore ad majorem perfectionem transire, & contra, me non intelligere, quod ex una essentia, seu forma in aliam mutatur. Equus namque ex. gr. tam destruitur, si in hominem, quam si in insectum mutetur: sed quod ejus agendi potentiam, quatenus haec per ipsius naturam intelligitur, augeri, vel minui concipimus. Denique per perfectionem in genere realitatem, uti dixi, intelligam, hoc est, rei cujuscunque essentiam, quatenus certo modo existit, & operatur, nulla ipsius durationis habita ratione. Nam nulla res singularis potest ideo dici perfectior, quia plus temporis in existendo perseveravit; quippe rerum duratio ex earum essentia determinari nequit; quandoquidem rerum essentia nullum certum, & determinatum existendi tempus involvit; sed res quaecunque, sive ea perfectior sit, sive minus, eadem vi, qua existere incipit, semper in existendo perseverare poterit, ita ut omnes hac in re aequales sint.

DEFINITIONES

I.Per bonum id intelligam, quod certo scimus nobis esse utile.

II.Per malum autem id, quod certo scimus impedire, quominus boni alicujus simus compotes. De his praecedentem vide praefationem sub finem.

III.Res singulares voco contingentes, quatenus, dum ad earum solam essentiam attendimus, nihil invenimus, quod earum existentiam necessario ponat, vel quod ipsam necessario secludat.

IV.Easdem res singulares voco possibiles, quatenus, dum ad causas, ex quibus produci debent, attendimus, nescimus, an ipsae determinatae sint ad easdem producendum.

In Schol. 1 Prop. 33 p. 1 inter possibile, & contingens nullam feci differentiam, quia ibi non opus erat haec accurate distinguere.

V.Per contrarios affectus in seqq. intelligam eos, qui hominem diversum trahunt, quamvis ejusdem sint generis, ut luxuries, & avaritia, quae amoris sunt species; nec natura, sed per accidens sunt contrarii.

VI.Quid per affectum erga rem futuram, praesentem, & praeteritam intelligam, explicui in Schol. 1 & 2 Prop. 18 p. 3, quod vide.

Sed venit hic praeterea notandum, quod ut loci, sic etiam temporis distantiam non, nisi usque ad certum quendam limitem, possumus distincte imaginari; hoc est, sicut omnia illa objecta, quae ultra ducentos pedes a nobis distant, seu quorum distantia a loco, in quo sumus, illam superat, quam distincte imaginamur, aeque a nobis distare, & perinde, ac si in eodem plano essent, imaginari solemus; sic etiam objecta, quorum existendi tempus longiore a praesenti intervallo abesse imaginamur, quam quod distincte imaginari solemus, omnia aeque longe a praesenti distare imaginamur, & ad unum quasi temporis momentum referimus.

VII.Per finem, cujus causa aliquid facimus, appetitum intelligo.

VIII.Per virtutem, & potentiam idem intelligo, hoc est (per Prop. 7 p. 3) virtus, quatenus ad hominem refertur, est ipsa hominis essentia, seu natura, quatenus potestatem habet, quaedam efficiendi, quae per solas ipsius naturae leges possunt intelligi.

AXIOMA

Nulla res singularis in rerum natura datur, qua potentior, & fortior non detur alia. Sed quacunque data datur alia potentior, a qua illa data potest destrui.

PROPOSITIO 1

Nihil, quod idea falsa positivum habet, tollitur praesentia veri, quatenus verum.

DEMONSTRATIO

Falsitas in sola privatione cognitionis, quam ideae inadaequatae involvunt, consistit (per Prop. 35 p. 2), nec ipsae aliquid habent positivum, propter quod falsae dicuntur (per Prop. 33 p. 2); sed contra, quatenus ad Deum referuntur, verae sunt (per Prop. 32 p. 2). Si igitur id, quod idea falsa positivum habet, praesentia veri, quatenus verum est, tolleretur, tolleretur ergo idea vera a se ipsa, quod (per Prop. 4 p. 3) est absurdum. Ergo Nihil, quod idea, &c. Q.E.D.

SCHOLIUM

Intelligitur haec Propositio clarius ex Coroll. 2 Prop. 16 p. 2. Nam imaginatio idea est, quae magis Corporis humani praesentem constitutionem, quam corporis externi naturam indicat, non quidem distincte, sed confuse; unde fit, ut Mens errare dicatur. Ex. gr. cum solem intuemur, eundem ducentos circiter pedes a nobis distare imaginamur; in quo tamdiu fallimur, quamdiu veram ejus distantiam ignoramus; sed cognita ejusdem distantia tollitur quidem error, sed non imaginatio, hoc est, idea solis, quae ejusdem naturam eatenus tantum explicat, quatenus Corpus ab eodem afficitur; adeoque, quamvis veram ejusdem distantiam noscamus, ipsum nihilominus prope nobis adesse imaginabimur. Nam ut in Schol. Prop. 35 p. 2 diximus, non ea de causa solem adeo propinquum imaginamur, quia ejus veram distantiam ignoramus, sed quia Mens eatenus magnitudinem solis concipit, quatenus Corpus ab eodem afficitur. Sic cum solis radii, aquae superficiei incidentes, ad nostros oculos reflectuntur, eundem perinde, ac si in aqua esset, imaginamur; tametsi verum ejus locum noverimus, & sic reliquae imaginationes, quibus Mens fallitur, sive eae naturalem Corporis constitutionem, sive, quod ejusdem agendi potentiam augeri, vel minui indicant, vero non sunt contrariae; nec ejusdem praesentia evanescunt. Fit quidem, cum falso aliquod malum timemus, ut timor evanescat, audito vero nuntio; sed contra etiam fit, cum malum, quod certe venturum est, timemus, ut timor etiam evanescat, audito falso nuntio; atque adeo imaginationes non praesentia veri, quatenus verum, evanescunt; sed quia aliae occurrunt, iis fortiores, quae rerum, quas imaginamur, praesentem existentiam secludunt, ut Prop. 17 p. 2 ostendimus.

PROPOSITIO 2

Nos eatenus patimur, quatenus Naturae sumus pars, quae per se absque aliis non potest concipi.

DEMONSTRATIO

Nos tum pati dicimur, cum aliquid in nobis oritur, cujus non nisi partialis sumus causa (per Defin. 2 p. 3), hoc est (per Defin. 1 p. 3), aliquid, quod ex solis legibus nostrae naturae deduci nequit. Patimur igitur, quatenus Naturae sumus pars, quae per se absque aliis nequit concipi. Q.E.D.

PROPOSITIO 3

Vis, qua homo in existendo perseverat, limitata est, & a potentia causarum externarum infinite superatur.

DEMONSTRATIO

Patet ex Axiomate hujus. Nam dato homine datur aliquid aliud, puta A potentius, & dato A datur deinde aliud, puta B, ipso A potentius, & hoc in infinitum; ac proinde potentia hominis potentia alterius rei definitur, & a potentia causarum externarum infinite superatur. Q.E.D.

PROPOSITIO 4

Fieri non potest, ut homo non sit Naturae pars, & ut nullas possit pati mutationes, nisi, quae per solam suam naturam possint intelligi, quarumque adaequata sit causa.

DEMONSTRATIO

Potentia, qua res singulares, & consequenter homo suum esse conservat, est ipsa Dei, sive Naturae potentia (per Coroll. Prop. 24 p. 1), non quatenus infinita est, sed quatenus per humanam actualem essentiam explicari potest (per Prop. 7 p. 3). Potentia itaque hominis, quatenus per ipsius actualem essentiam explicatur, pars est infinitae Dei, seu Naturae potentiae, hoc est (per Prop. 34 p. 1), essentiae. Quod erat primum. Deinde si fieri posset, ut homo nullas posset pati mutationes, nisi, quae per solam ipsius hominis naturam possint intelligi, sequeretur (per Prop. 4 & 6 p. 3), ut non posset perire, sed ut semper necessario existeret; atque hoc sequi deberet ex causa, cujus potentia finita, aut infinita sit, nempe vel ex sola hominis potentia, qui scilicet potis esset, ut a se removeret reliquas mutationes, quae a causis externis oriri possent, vel infinita Naturae potentia, a qua omnia singularia ita dirigerentur, ut homo nullas alias posset pati mutationes, nisi quae ipsius conservationi inserviunt. At primum (per Prop. praeced., cujus demonstratio universalis est, & ad omnes res singulares applicari potest) est absurdum; ergo si fieri posset, ut homo nullas pateretur mutationes, nisi quae per solam ipsius hominis naturam possent intelligi; & consequenter (sicut jam ostendimus) ut semper necessario existeret, id sequi deberet ex Dei infinita potentia: & consequenter (per Prop. 16 p. 1) ex necessitate divinae naturae, quatenus alicujus hominis idea affectus consideratur, totius Naturae ordo, quatenus ipsa sub Extensionis, & Cogitationis attributis concipitur, deduci deberet; atque adeo (per Prop. 21 p. 1) sequeretur, ut homo esset infinitus, quod (per primam partem hujus Demonstrationis) est absurdum. Fieri itaque nequit, ut homo nullas alias patiatur mutationes, nisi quarum ipse adaequata sit causa. Q.E.D.

COROLLARIUM

Hinc sequitur, hominem necessario passionibus esse semper obnoxium, communemque Naturae ordinem sequi, & eidem parere, seseque eidem, quantum rerum natura exigit, accommodare.

PROPOSITIO 5

Vis, & incrementum cujuscunque passionis, ejusque in existendo perseverantia non definitur potentia, qua nos in existendo perseverare conamur, sed causae externae potentia cum nostra comparata.

DEMONSTRATIO

Passionis essentia non potest per solam nostram essentiam explicari (per Defin. 1 & 2 p. 3), hoc est (per Prop. 7 p. 3), passionis potentia definiri nequit potentia, qua in nostro esse perseverare conamur; sed (ut Prop. 16 p. 2 ostensum est) definiri necessario debet potentia causae externae cum nostra comparata. Q.E.D.

PROPOSITIO 6

Vis alicujus passionis, seu affectus reliquas hominis actiones, seu potentiam superare potest, ita ut affectus pertinaciter homini adhaereat.

DEMONSTRATIO

Vis, & incrementum cujuscunque passionis, ejusque in existendo perseverantia definitur potentia causae externae cum nostra comparata (per Prop. praeced.); adeoque (per Prop. 3 hujus) hominis potentiam superare potest, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 7

Affectus coerceri, nec tolli potest, nisi per affectum contrarium, & fortiorem affectu coercendo.

DEMONSTRATIO

Affectus, quatenus ad Mentem refertur, est idea, qua Mens majorem, vel minorem sui corporis existendi vim, quam antea, affirmat (per generalem Affectuum définitionem, quae reperitur sub finem Tertiae Partis). Cum igitur Mens aliquo affectu conflictatur, Corpus afficitur simul affectione, qua ejus agendi potentia augetur, vel minuitur. Porro haec Corporis affectio (per Prop. 5 hujus) vim a sua causa accipit perseverandi in suo esse; quae proinde nec coerceri, nec tolli potest, nisi a causa corporea (per Prop. 6 p. 2), quae Corpus afficiat affectione illi contraria (per Prop. 5 p. 3), & fortiore (per Axiom. hujus): atque adeo (per Prop. 12 p. 2) Mens afficitur idea affectionis fortioris, & contrariae priori, hoc est (per gen. Affect. Defin.) Mens afficitur affectu fortiori, & contrario priori, qui scilicet prioris existentiam secludet, vel tollet; ac proinde affectus nec tolli, nec coerceri potest, nisi per affectum contrarium, & fortiorem. Q.E.D.

COROLLARIUM

Affectus, quatenus ad Mentem refertur, nec coerceri, nec tolli potest, nisi per ideam Corporis affectionis contrariae, & fortioris affectione, qua patimur. Nam affectus, quo patimur, nec coerceri, nec tolli potest, nisi per affectum eodem fortiorem, eique contrarium (per Prop. praeced.), hoc est (per gen. Affect. Defin.), nisi per ideam Corporis affectionis fortioris, & contrariae affectioni, qua patimur.

PROPOSITIO 8

Cognitio boni, & mali nihil aliud est, quam Laetitiae, vel Tristitiae affectus, quatenus ejus sumus conscii.

DEMONSTRATIO

Id bonum, aut malum vocamus, quod nostro esse conservando prodest, vel obest (per Defin. 1 & 2 hujus), hoc est (per Prop. 7 p. 3), quod nostram agendi potentiam auget, vel minuit, juvat, vel coercet. Quatenus itaque (per Defin. Laetitiae, & Tristitiae, quas vide in Schol. Prop. 11 p. 3) rem aliquam nos Laetitia, vel Tristitia afficere percipimus, eandem bonam, aut malam vocamus; atque adeo boni, & mali cognitio, nihil aliud est, quam Laetitiae, vel Tristitiae idea, quae ex ipso Laetitiae, vel Tristitiae affectu necessario sequitur (per Prop. 22 p. 2). At haec idea eodem modo unita est affectui, ac Mens unita est Corpori (per Prop. 21 p. 2), hoc est (ut in Schol. ejusdem Prop. ostensum), haec idea ab ipso affectu, sive (per gen. Affect. Defin.) ab idea Corporis affectionis revera non distinguitur, nisi solo conceptu; ergo haec cognitio boni, & mali nihil est aliud, quam ipse affectus, quatenus ejusdem sumus conscii. Q.E.D.

PROPOSITIO 9

Affectus, cujus causam in praesenti nobis adesse imaginamur, fortior est, quam si eandem non adesse imaginaremur.

DEMONSTRATIO

Imaginatio est idea, qua Mens rem ut praesentem contemplatur (vide ejus Defin. in Schol. Prop. 17 p. 2), quae tamen magis Corporis humani constitutionem, quam rei externae naturam indicat (per Coroll. 2 Prop. 16 p. 2). Est igitur affectus (per gen. Affect. Defin.) imaginatio, quatenus corporis constitutionem indicat. At imaginatio (per Prop. 17 p. 2) intensior est, quamdiu nihil imaginamur, quod rei externae praesentem existentiam secludit; ergo etiam affectus, cujus causam in praesenti nobis adesse imaginamur, intensior, seu fortior est, quam si eandem non adesse imaginaremur. Q.E.D.

SCHOLIUM

Cum supra in Propositione 18 Partis 3 dixerim, nos ex rei futurae, vel praeteritae imagine eodem affectu affici, ac si res, quam imaginamur, praesens esset, expresse monui id verum esse, quatenus ad solam ipsius rei imaginem attendimus; est enim ejusdem naturae, sive res imaginata sit sive minus: sed non negavi eandem debiliorem reddi, quando alias res nobis praesentes contemplamur, quae rei futurae praesentem existentiam secludunt, quod tum monere neglexi, quia in hac Parte de affectuum viribus agere constitueram.

COROLLARIUM

Imago rei futurae, vel praeteritae, hoc est, rei, quam cum relatione ad tempus futurum, vel praeteritum secluso praesenti contemplamur, caeteris paribus, debilior est imagine rei praesentis, & consequenter affectus erga rem futuram, vel praeteritam, caeteris paribus, remissior est affectu erga rem praesentem.

PROPOSITIO 10

Erga rem futuram, quam cito affuturam imaginamur, intensius afficimur, quam si ejus existendi tempus longius a praesenti distare imaginaremur; & memoria rei, quam non diu praeteriisse imaginamur, intensius etiam afficimur, quam si eandem diu praeteriisse imaginaremur.

DEMONSTRATIO

Quatenus enim rem cito affuturam, vel non diu praeteriisse imaginamur, eo ipso aliquid imaginamur, quod rei praesentiam minus secludit, quam si ejusdem futurum existendi tempus longius a praesenti distare, vel quod dudum praeterierit, imaginaremur (ut per se notum), adeoque (per Prop. praeced.) eatenus intensius erga eandem afficiemur. Q.E.D.

SCHOLIUM

Ex iis, quae ad définitionem 6 hujus Partis notavimus, sequitur, nos erga objecta, quae a praesenti longiori temporis intervallo distant, quam quod imaginando determinare possumus, quamvis ab invicem longo temporis intervallo distare intelligamus, aeque tamen remisse affici.

PROPOSITIO 11

Affectus erga rem, quam ut necessariam imaginamur, caeteris paribus, intensior est, quam erga possibilem, vel contingentem, sive non necessariam.

DEMONSTRATIO

Quatenus rem aliquam necessariam esse imaginamur, eatenus ejus existentiam affirmamus, & contra rei existentiam negamus, quatenus eandem non necessariam esse imaginamur (per Schol. 1 Prop. 33 p.1), ac proinde (per Prop. 9 hujus) affectus erga rem necessariam, caeteris paribus, intensior est, quam erga non necessariam. Q.E.D.

PROPOSITIO 12

Affectus erga rem, quam scimus in praesenti non existere, & quam ut possibilem imaginamur, caeteris paribus, intensior est, quam erga contingentem.

DEMONSTRATIO

Quatenus rem ut contingentem imaginamur, nulla alterius rei imagine afficimur, quae rei existentiam ponat (per Defin. 3 hujus): sed contra (secundum Hypothesin) quaedam imaginamur, quae ejusdem praesentem existentiam secludunt. At quatenus rem in futurum possibilem esse imaginamur, eatenus quaedam imaginamur, quae ejusdem existentiam ponunt (per Defin. 4 hujus), hoc est (per Prop. 18 p. 3), quae Spem, vel Metum fovent; atque adeo affectus erga rem possibilem vehementior est. Q.E.D.

COROLLARIUM

Affectus erga rem, quam scimus in praesenti non existere, & quam ut contingentem imaginamur, multo remissior est, quam si rem in praesenti nobis adesse imaginaremur.

DEMONSTRATIO

Affectus erga rem, quam in praesenti existere imaginamur, intensior est, quam si eandem ut futuram imaginaremur (per Coroll. Prop. 9 hujus), & multo vehementior est, quam si tempus futurum a praesenti multum distare imaginaremur (per Prop. 10 hujus). Est itaque affectus erga rem, cujus existendi tempus longe a praesenti distare imaginamur, multo remissior, quam si eandem ut praesentem imaginaremur, & nihilominus (per Prop. praeced.) intensior est, quam si eandem rem ut contingentem imaginaremur; atque adeo affectus erga rem contingentem multo remissior erit, quam si rem in praesenti nobis adesse imaginaremur. Q.E.D.

PROPOSITIO 13

Affectus erga rem contingentem, quam scimus in praesenti non existere, caeteris paribus remissior est, quam affectus erga rem praeteritam.

DEMONSTRATIO

Quatenus rem ut contingentem imaginamur, nulla alterius rei imagine afficimur, quae rei existentiam ponat (per Defin. 3 hujus). Sed contra (secundum Hypothesin) quaedam imaginamur, quae ejusdem praesentem existentiam secludunt. Verum quatenus eandem cum relatione ad tempus praeteritum imaginamur, eatenus aliquid imaginari supponimur, quod ipsam ad memoriam redigit, sive quod rei imaginem excitat (vide Prop. 18 p. 2 cum ejusdern Schol.); ac proinde eatenus efficit, ut ipsam, ac si praesens esset, contemplemur (per Coroll. Prop. 17 p. 2): Atque adeo (per Prop. 9 hujus) affectus erga rem contingentem, quam scimus in praesenti non existere, caeteris paribus, remissior erit, quam affectus erga rem praeteritam. Q.E.D.

PROPOSITIO 14

Vera boni, & mali cognitio, quatenus vera, nullum affectum coercere potest, sed tantum, quatenus ut affectus consideratur.

DEMONSTRATIO

Affectus est idea, qua Mens majorem, vel minorem sui Corporis existendi vim, quam antea, affirmat (per gen. Affect. Defin.); atque adeo (per Prop. 1 hujus) nihil positivum habet, quod praesentia veri tolli possit, & consequenter vera boni, & mali cognitio, quatenus vera, nullum affectum coercere potest. At quatenus affectus est (vide Prop. 8 hujus), si fortior affectu coercendo sit, eatenus tantum (per Prop. 7 hujus) affectum coercere poterit. Q.E.D.

PROPOSITIO 15

Cupiditas, quae ex vera boni, & mali cognitione oritur, multis aliis Cupiditatibus, quae ex affectibus, quibus conflictamur, oriuntur, restingui, vel coerceri potest.

DEMONSTRATIO

Ex vera boni, & mali cognitione, quatenus haec (per Prop. 8 hujus) affectus est, oritur necessario Cupiditas (per Defin. 1 Affect.), quae eo est major, quo affectus, ex quo oritur, major est (per Prop. 37 p. 3): Sed quia haec Cupiditas (per Hypothesin) ex eo, quod aliquid vere intelligimus, oritur, sequitur ergo ipsa in nobis, quatenus agimus (per Prop. 3 p. 3); atque adeo per solam nostram essentiam debet intelligi (per Defin. 2 p. 3); & consequenter (per Prop. 7 p. 3) ejus vis, & incrementum sola humana potentia definiri debet. Porro Cupiditates, quae ex affectibus, quibus conflictamur, oriuntur, eo etiam majores sunt, quo hi affectus vehementiores erunt; atque adeo earum vis, & incrementum (per Prop. 5 hujus) potentia causarum externarum definiri debet, quae, si cum nostra comparetur, nostram potentiam indefinite superat (per Prop. 3 hujus): atque adeo Cupiditates, quae ex similibus affectibus oriuntur, vehementiores esse possunt illa, quae ex vera boni, & mali cognitione oritur; ac proinde (per Prop. 7 hujus) eandem coercere, vel restinguere poterunt. Q.E.D.

PROPOSITIO 16

Cupiditas, quae ex cognitione boni, & mali, quatenus haec cognitio futurum respicit, oritur, facilius rerum Cupiditate, quae in praesentia suaves sunt, coerceri, vel restingui potest.

DEMONSTRATIO

Affectus erga rem, quam futuram imaginamur, remissior est, quam erga praesentem (per Coroll. Prop. 9 hujus). At Cupiditas, quae ex vera boni, & mali cognitione oritur, tametsi haec cognitio circa res, quae in praesentia bonae sunt, versetur, restingui, vel coerceri potest aliqua temeraria Cupiditate (per Prop. praeced., cujus Demonstrat. universalis est); ergo Cupiditas, quae ex eadem cognitione, quatenus haec futurum respicit, oritur, facilius coerceri, vel restingui poterit, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 17

Cupiditas, quae oritur ex vera boni, & mali cognitione, quatenus haec circa res contingentes versatur, multo adhuc facilius coerceri potest, Cupiditate rerum, quae praesentes sunt.

DEMONSTRATIO

Propositio haec eodem modo, ac Prop. praeced. demonstratur ex Coroll. Prop. 12 hujus.

SCHOLIUM

His me causam ostendisse credo, cur homines opinione magis, quam vera ratione commoveantur, & cur vera boni, & mali cognitio animi commotiones excitet, & saepe omni libidinis generi cedat; unde illud Poetae natum: Video meliora, proboque, deteriora sequor. Quod idem etiam Ecclesiastes in mente habuisse videtur, cum dixit: Qui auget scientiam, auget dolorem. Atque haec non eum in finem dico, ut inde concludam, praestabilius esse ignorare, quam scire, vel quod stulto intelligens in moderandis affectibus nihil intersit; sed ideo quia necesse est, nostrae naturae tam potentiam, quam impotentiam noscere, ut determinare possimus, quid ratio in moderandis affectibus possit, & quid non possit; & in hac Parte de sola humana impotentia me acturum dixi. Nam de Rationis in affectus potentia separatim agere constitui.

PROPOSITIO 18

Cupiditas, quae ex Laetitia oritur, caeteris paribus, fortior est Cupiditate, quae ex Tristitia oritur.

DEMONSTRATIO

Cupiditas est ipsa hominis essentia (per Defin. 1 Affect.), hoc est (per Prop. 7 p. 3), conatus, quo homo in suo esse perseverare conatur. Quare Cupiditas, quae ex Laetitia oritur, ipso Laetitiae affectu (per Defin. Laetitiae, quam vide in Schol. Prop. 11 p. 3) juvatur, vel augetur; quae autem contra ex Tristitia oritur, ipso Tristitiae affectu (per idem Schol.) minuitur, vel coercetur; atque adeo vis Cupiditatis, quae ex Laetitia oritur, potentia humana, simul & potentia causae externae; quae autem ex Tristitia, sola humana potentia definiri debet, ac proinde hac illa fortior est. Q.E.D.

SCHOLIUM

His paucis humanae impotentiae, & inconstantiae causas, & cur homines rationis praecepta non servent, explicui. Superest jam, ut ostendam, quid id sit, quod ratio nobis praescribit, & quinam affectus cum rationis humanae regulis conveniant, quinam contra iisdem contrarii sint. Sed antequam haec prolixo nostro Geometrico ordine demonstrare incipiam, lubet ipsa rationis dictamina hic prius breviter ostendere, ut ea, quae sentio, facilius ab unoquoque percipiantur. Cum ratio nihil contra naturam postulet, postulat ergo ipsa, ut unusquisque seipsum amet, suum utile, quod revera utile est, quaerat, & id omne, quod hominem ad majorem perfectionem revera ducit, appetat, & absolute, ut unusquisque suum esse, quantum in se est, conservare conetur. Quod quidem tam necessario verum est, quam, quod totum sit sua parte majus (vide Prop. 4 p. 3). Deinde quandoquidem virtus (per Defin. 8 hujus) nihil aliud est, quam ex legibus propriae naturae agere, & nemo suum esse (per Prop. 7 p. 3) conservare conetur, nisi ex propriae suae naturae legibus; hinc sequitur primo, virtutis fundamentum esse ipsum conatum proprium esse conservandi, & felicitatem in eo consistere, quod homo suum esse conservare potest. Secundo sequitur, virtutem propter se esse appetendam, nec quicquam, quod ipsa praestabilius, aut quod utilius nobis sit, dari, cujus causa deberet appeti. Tertio denique sequitur, eos, qui se interficiunt, animo esse impotentes, eosque a causis externis, suae naturae repugnantibus, prorsus vinci. Porro ex Postulato 4 Partis 2 sequitur, nos efficere nunquam posse, ut nihil extra nos indigeamus ad nostrum esse conservandum, & ut ita vivamus, ut nullum commercium cum rebus, quae extra nos sunt, habeamus; &, si praeterea nostram Mentem spectemus, sane noster intellectus imperfectior esset, si Mens sola esset, nec quicquam praeter se ipsam intelligeret. Multa igitur extra nos dantur, quae nobis utilia, quaeque propterea appetenda sunt. Ex his nulla praestantiora excogitari possunt, quam ea, quae cum nostra natura prorsus conveniunt. Si enim duo ex. gr. ejusdem prorsus naturae individua invicem junguntur, individuum componunt singulo duplo potentius. Homini igitur nihil homine utilius; nihil, inquam, homines praestantius ad suum esse conservandum, optare possunt, quam quod omnes in omnibus ita conveniant, ut omnium Mentes & Corpora unam quasi Mentem, unumque Corpus componant, & omnes simul, quantum possunt, suum esse conservare conentur, omnesque simul omnium commune utile sibi quaerant; ex quibus sequitur, homines, qui ratione gubernantur, hoc est, homines, qui ex ductu rationis suum utile quaerunt, nihil sibi appetere, quod reliquis hominibus non cupiant, atque adeo eosdem justos, fidos, atque honestos esse.

      Haec illa rationis dictamina sunt, quae hic paucis ostendere proposueram, antequam eadem prolixiori ordine demonstrare inciperem, quod ea de causa feci, ut, si fieri posset, eorum attentionem mihi conciliarem, qui credunt, hoc principium, quod scilicet unusquisque suum utile quaerere tenetur, impietatis, non autem virtutis, & pietatis esse fundamentum. Postquam igitur rem sese contra habere breviter ostenderim, pergo ad eandem eadem via, qua huc usque progressi sumus, demonstrandum.

PROPOSITIO 19

Id unusquisque ex legibus suae naturae necessario appetit, vel aversatur, quod bonum, vel malum esse judicat.

DEMONSTRATIO

Boni, & mali cognitio est (per Prop. 8 hujus) ipse Laetitiae, vel Tristitiae affectus, quatenus ejusdem sumus conscii; ac proinde (per Prop. 28 p. 3) id unusquisque necessario appetit, quod bonum, & contra id aversatur, quod malum esse judicat. Sed hic appetitus nihil aliud est, quam ipsa hominis essentia, seu natura (per Defin. Appetitus, quam vide in Schol. Prop. 9 p. 3 & Defin. 1 Affect.). Ergo unusquisque ex solis suae naturae legibus id necessario appetit, vel aversatur, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 20

Quo magis unusquisque suum utile quaerere, hoc est, suum esse conservare conatur, & potest, ea magis virtute praeditus est; & contra quatenus unusguisque suum utile, hoc est, suum esse conservare negligit, eatenus est impotens.

DEMONSTRATIO

Virtus est ipsa humana potentia, quae sola hominis essentia definitur (per Defin. 8 hujus), hoc est (per Prop. 7 p. 3), quae solo conatu, quo homo in suo esse perseverare conatur, definitur. Quo ergo unusquisque magis suum esse conservare conatur, & potest, eo magis virtute praeditus est, & consequenter (per Prop. 4 & 6 p. 3), quatenus aliquis suum esse conservare negligit, eatenus est impotens. Q.E.D.

SCHOLIUM

Nemo igitur, nisi a causis externis, & suae naturae contrariis victus, suum utile appetere, sive suum esse conservare negligit. Nemo, inquam, ex necessitate suae naturae, sed a causis externis coactus alimenta aversatur, vel se ipsum interficit, quod multis modis fieri potest; nempe interficit aliquis se ipsum coactus ab alio, qui ejus dexteram, qua ensem casu prehenderat, contorquet, & cogit versus cor ipsum gladium dirigere; vel quod ex mandato Tyranni, ut Seneca, cogatur venas aperire suas, hoc est, majus malum minore vitare cupiat; vel denique ex eo, quod causae latentes externae ejus imaginationem ita disponunt, & Corpus ita afficiunt, ut id aliam naturam priori contrariam induat, & cujus idea in Mente dari nequit (per Prop. 10 p. 3). At quod homo ex necessitate suae naturae conetur non existere, vel in aliam formam mutari, tam est impossibile, quam quod ex nihilo aliquid fiat, ut unusquisque mediocri meditatione videre potest.

PROPOSITIO 21

Nemo potest cupere beatum esse, bene agere, & bene vivere, qui simul non cupiat, esse, agere, & vivere, hoc est, actu existere.

DEMONSTRATIO

Hujus Propositionis Demonstratio, seu potius res ipsa per se patet, & etiam ex Cupiditatis définitione. Est enim Cupiditas (per Defin. 1 Affect.) beate, seu bene vivendi, agendi, &c. ipsa hominis essentia, hoc est (per Prop. 7 p. 3), conatus, quo unusquisque suum esse conservare conatur. Ergo nemo potest cupere, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 22

Nulla virtus potest prior hac (nempe conatu sese conservandi) concipi.

DEMONSTRATIO

Conatus sese conservandi est ipsa rei essentia (per Prop. 7 p. 3). Si igitur aliqua virtus posset hac, nempe hoc conatu, prior concipi, conciperetur ergo (per Defin. 8 hujus) ipsa rei essentia se ipsa prior, quod (ut per se notum) est absurdum. Ergo nulla virtus, &c. Q.E.D.

COROLLARIUM

Conatus sese conservandi primum, & unicum virtutis est fundamentum. Nam hoc principio nullum aliud potest prius concipi (per Prop. praeced.), & absque ipso (per Prop. 21 hujus) nulla virtus potest concipi.

PROPOSITIO 23

Homo, quatenus ad aliquid agendum determinatur ex eo, quod ideas habet inadaequatas, non potest absolute dici, ex virtute agere; sed tantum, quatenus determinatur ex eo, quod intelligit.

DEMONSTRATIO

Quatenus homo ad agendum determinatur ex eo, quod inadaequatas habet ideas, eatenus (per Prop. 1 p. 3) patitur, hoc est (per Defin. 1 & 2 p. 3), aliquid agit, quod per solam ejus essentiam non potest percipi, hoc est (per Defin. 8 hujus), quod ex ipsius virtute non sequitur. At quatenus ad aliquid agendum determinatur ex eo, quod intelligit, eatenus (per eandem Prop. 1 p. 3) agit, hoc est (per Defin. 2 p. 3), aliquid agit, quod per solam ipsius essentiam percipitur, sive (per Defin. 8 hujus) quod ex ipsius virtute adaequate sequitur. Q.E.D.

PROPOSITIO 24

Ex virtute absolute agere nihil aliud in nobis est, quam ex ductu rationis agere, vivere, suum esse conservare (haec tria idem significant), idque ex fundamento proprium utile quaerendi.

DEMONSTRATIO

Ex virtute absolute agere, nihil aliud est (per Defin. 8 hujus), quam ex legibus propriae naturae agere. At nos eatenus tantummodo agimus, quatenus intelligimus (per Prop. 3 p. 3). Ergo ex virtute agere, nihil aliud in nobis est, quam ex ductu rationis agere, vivere, suum esse conservare, idque (per Coroll. Prop. 22 hujus) ex fundamento suum utile quaerendi. Q.E.D.

PROPOSITIO 25

Nemo suum esse alterius rei causa conservare conatur.

DEMONSTRATIO

Conatus, quo unaquaeque res in suo esse perseverare conatur, sola ipsius rei essentia definitur (per Prop. 7 p. 3), eaque sola data, non autem ex alterius rei essentia necessario sequitur (per Prop. 6 p. 3), ut unusquisque suum esse conservare conetur. Patet praeterea haec Propositio ex Coroll. Prop. 22 hujus Partis. Nam si homo alterius rei causa suum esse conservare conaretur, tum res illa primum esset virtutis fundamentum (ut per se notum), quod (per praedictum Coroll.) est absurdum. Ergo nemo suum esse &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 26

Quicquid ex ratione conamur, nihil aliud est, quam intelligere; nec Mens, quatenus ratione utitur, aliud sibi utile esse judicat, nisi id, quod ad intelligendum conducit.

DEMONSTRATIO

Conatus sese conservandi nihil est praeter ipsius rei essentiam (per Prop. 7 p. 3), quae quatenus talis existit, vim habere concipitur ad perseverandum in existendo (per Prop. 6 p. 3), & ea agendum, quae ex data sua natura necessario sequuntur (vide Defin. Appetitus in Schol. Prop. 9 p. 3). At rationis essentia nihil aliud est, quam Mens nostra, quatenus clare, & distincte intelligit (vide ejus Defin. in Schol. 2 Prop. 40 p. 2): Ergo (per Prop. 40 p. 2) quicquid ex ratione conamur, nihil aliud est, quam intelligere. Deinde quoniam hic Mentis conatus, quo Mens, quatenus ratiocinatur, suum esse conatur conservare, nihil aliud est, quam intelligere (per primam partem hujus), est ergo hic intelligendi conatus (per Coroll. Prop. 22 hujus) primum, & unicum virtutis fundamentum, nec alicujus finis causa (per Prop. 25 hujus) res intelligere conabimur; sed contra Mens, quatenus ratiocinatur, nihil sibi bonum esse concipere poterit, nisi id, quod ad intelligendum conducit (per Defin. 1 hujus). Q.E.D.

PROPOSITIO 27

Nihil certo scimus bonum, aut malum esse, nisi id, quod ad intelligendum revera conducit, vel quod impedire potest, quominus intelligamus.

DEMONSTRATIO

Mens, quatenus ratiocinatur, nihil aliud appetit, quam intelligere, nec aliud sibi utile esse judicat, nisi id, quod ad intelligendum conducit (per Prop. praeced.). At Mens (per Prop. 41 & 43 p. 2, cujus etiam Schol. vide) rerum certitudinem non habet, nisi quatenus ideas habet adaequatas, sive (quod per Schol. 2 Prop. 40 p. 2 idem est) quatenus ratiocinatur; ergo nihil certo scimus bonum esse, nisi id, quod ad intelligendum revera conducit; & contra id malum, quod impedire potest, quominus intelligamus. Q.E.D.

PROPOSITIO 28

Summum Mentis bonum est Dei cognitio, & summa Mentis virtus Deum cognoscere.

DEMONSTRATIO

>Summum, quod Mens intelligere potest, Deus est, hoc est (per Defin. 6 p. 1), Ens absolute infinitum, & sine quo (per Prop. 15 p. 1) nihil esse, neque concipi potest; adeoque (per Prop. 26 & 27 hujus) summum Mentis utile, sive (per Defin. 1 hujus) bonum est Dei cognitio. Deinde Mens, quatenus intelligit, eatenus tantum agit (per Prop. 1 & 3 p. 3), & eatenus tantum (per Prop. 23 hujus) potest absolute dici, quod ex virtute agit. Est igitur Mentis absoluta virtus intelligere. At summum, quod Mens intelligere potest, Deus est (ut jam jam demonstravimus). Ergo Mentis summa virtus est Deum intelligere, seu cognoscere. Q.E.D.

PROPOSITIO 29

Res quaecunque singularis, cujus natura a nostra prorsus est diversa, nostram agendi potentiam nec juvare, nec coercere potest, & absolute res nulla potest nobis bona, aut mala esse, nisi commune aliquid nobiscum habeat.

DEMONSTRATIO

Cujuscunque rei singularis, & consequenter (per Coroll. Prop. 10 p. 2) hominis potentia, qua existit, & operatur, non determinatur nisi ab alia re singulari (per Prop. 28 p. 1), cujus natura (per Prop. 6 p. 2) per idem attributum debet intelligi, per quod natura humana concipitur. Nostra igitur agendi potentia, quomodocunque ea concipiatur, determinari, & consequenter juvari, vel coerceri potest potentia alterius rei singularis, quae aliquid commune nobiscum habet, & non potentia rei, cujus natura a nostra prorsus est diversa; & quia id bonum, aut malum vocamus, quod causa est Laetitiae, aut Tristitiae (per Prop. 8 hujus), hoc est (per Schol. Prop. 11 p. 3), quod nostram agendi potentiam auget, vel minuit, juvat, vel coercet, ergo res, cujus natura a nostra prorsus est diversa, nobis neque bona, neque mala esse potest. Q.E.D.

PROPOSITIO 30

Res nulla per id, quod cum nostra natura commune habet, potest esse mala; sed quatenus nobis mala est, eatenus est nobis contraria.

DEMONSTRATIO

Id malum vocamus, quod causa est Tristitiae (per Prop. 8 hujus), hoc est (per ejus Defin., quam vide in Schol. Prop. 11 p. 3), quod nostram agendi potentiam minuit, vel coercet. Si igitur res aliqua per id, quod nobiscum habet commune, nobis esset mala, posset ergo res id ipsum, quod nobiscum commune habet, minuere, vel coercere, quod (per Prop. 4 p. 3) est absurdum. Nulla igitur res per id, quod nobiscum commune habet, potest nobis esse mala; sed contra quatenus mala est, hoc est (ut jam jam ostendimus), quatenus nostram agendi potentiam minuere, vel coercere potest, eatenus (per Prop. 5 p. 3) nobis est contraria. Q.E.D.

PROPOSITIO 31

Quatenus res aliqua cum nostra natura convenit, eatenus necessario bona est.

DEMONSTRATIO

Quatenus enim res aliqua cum nostra natura convenit, non potest (per Prop. praeced.) esse mala. Erit ergo necessario vel bona, vel indifferens. Si hoc ponatur, nempe, quod neque bona sit, neque mala, nihil ergo (per Axiom. 3 hujus) ex ipsius natura sequetur, quod nostrae naturae conservationi inservit, hoc est (per Hypothesin), quod ipsius rei naturae conservationi inservit; sed hoc est absurdum (per Prop. 6 p. 3); erit ergo, quatenus cum nostra natura convenit, necessario bona. Q.E.D.

COROLLARIUM

Hinc sequitur, quod, quo res aliqua magis cum nostra natura convenit, eo nobis est utilior, seu magis bona, & contra quo res aliqua nobis est utilior, eatenus cum nostra natura magis convenit. Nam quatenus cum nostra natura non convenit, erit necessario a nostra natura diversa, vel eidem contraria. Si diversa, tum (per Prop. 29 hujus) neque bona, neque mala esse poterit; si autem contraria, erit ergo etiam ei contraria, quae cum nostra natura convenit, hoc est (per Prop. praeced.), contraria bono, seu mala. Nihil igitur, nisi quatenus cum nostra natura convenit, potest esse bonum, atque adeo, quo res aliqua magis cum nostra natura convenit, eo est utilior, & contra. Q.E.D.

PROPOSITIO 32

Quatenus homines passionibus sunt obnoxii, non possunt eatenus dici, quod natura conveniant.

DEMONSTRATIO

Quae natura convenire dicuntur, potentia convenire intelliguntur (per Prop. 7 p. 3), non autem impotentia, seu negatione, & consequenter (vide Schol. Prop. 3 p. 3) neque etiam passione; quare homines, quatenus passionibus sunt obnoxii, non possunt dici, quod natura conveniant. Q.E.D.

SCHOLIUM

Res etiam per se patet; qui enim ait, album, & nigrum in eo solummodo convenire, quod neutrum sit rubrum, is absolute affirmat album, & nigrum nulla in re convenire. Sic etiam si quis ait, lapidem, & hominem in hoc tantum convenire, quod uterque sit finitus, impotens, vel quod ex necessitate suae naturae non existit, vel denique quod a potentia causarum externarum indefinite superatur, is omnino affirmat, lapidem, & hominem nulla in re convenire; quae enim in sola negatione, sive in eo, quod non habent, conveniunt, ea revera nulla in re conveniunt.

PROPOSITIO 33

Homines natura discrepare possunt, quatenus affectibus, qui passiones sunt, conflictantur, & eatenus etiam unus, idemque homo varius est, & inconstans.

DEMONSTRATIO

Affectuum natura, seu essentia non potest per solam nostram essentiam, seu naturam explicari (per Defin. 1 & 2 p. 3), sed potentia, hoc est (per Prop. 7 p. 3), natura causarum externarum, eum nostra comparata, definiri debet; unde fit, ut uniuscujusque affectus tot species dentur, quot sunt species objectorum, a quibus afficimur (vide Prop. 56 p. 3), & ut homines ab uno, eodemque objecto diversimode afficiantur (vide Prop. 51 p. 3), atque eatenus natura discrepent, & denique ut unus, idemque homo (per eandem Prop. 51 p. 3) erga idem objectum diversimode afficiatur, atque eatenus varius sit, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 34

Quatenus homines affectibus, qui passiones sunt, conflictantur, possunt invicem esse contrarii.

DEMONSTRATIO

Homo ex. gr. Petrus potest esse causa, ut Paulus contristetur, propterea quod aliquid habet simile rei, quam Paulus odit (per Prop. 16 p. 3), vel propterea quod Petrus solus re aliqua potitur, quam ipse Paulus etiam amat (vide Prop. 32 p. 3 cum ejusdem Schol.), vel ob alias causas (harum praecipuas vide in Schol. Prop. 55 p. 3), atque adeo inde fiet (per Defin. 7 Affect.), ut Paulus Petrum odio habeat, & consequenter facile fiet (per Prop. 40 p. 3 cum ejus Schol.), ut Petrus Paulum contra odio habeat, atque adeo (per Prop. 39 p. 3) ut invicem malum inferre conentur; hoc est (per Prop. 30 hujus), ut invicem sint contrarii. At affectus Tristitiae semper passio est (per Prop. 59 p. 3); ergo homines, quatenus conflictantur affectibus, qui passiones sunt, possunt invicem esse contrarii. Q.E.D.

SCHOLIUM

Dixi, quod Paulus odio Petrum habeat, quia imaginatur, id eundem possidere, quod ipse Paulus etiam amat; unde prima fronte videtur sequi, quod hi duo ex eo, quod idem amant, & consequenter ex eo, quod natura conveniunt, sibi invicem damno sint; atque adeo, si hoc verum est, falsae essent Prop. 30 & 31 hujus Partis. Sed si rem aequa lance examinare velimus, haec omnia convenire omnino videbimus. Nam hi duo non sunt invicem molesti, quatenus natura conveniunt, hoc est, quatenus uterque idem amat, sed quatenus ab invicem discrepant. Nam quatenus uterque idem amat, eo ipso utriusque amor fovetur (per Prop. 31 p. 3), hoc est (per Defin. 6 Affect.), eo ipso utriusque Laetitia fovetur. Quare longe abest, ut quatenus idem amant, & natura conveniunt, invicem molesti sint. Sed hujus rei causa, ut dixi, nulla alia est, quam quia natura discrepare supponuntur. Supponimus namque Petrum ideam habere rei amatae jam possessae, & Paulum contra ideam rei amatae amissae. Unde fit, ut hic Tristitia & ille contra Laetitia afficiatur; atque eatenus invicem contrarii sint: Et ad hunc modum ostendere facile possumus reliquas odii causas ab hoc solo pendere, quod homines natura discrepant, & non ab eo, in quo conveniunt.

PROPOSITIO 35

Quatenus homines ex ductu rationis vivunt, eatenus tantum natura semper necessario conveniunt.

DEMONSTRATIO

Quatenus homines affectibus, qui passiones sunt, conflictantur, possunt esse natura diversi (per Prop. 33 hujus), & invicem contrarii (per Prop. praeced.). Sed eatenus homines tantum agere dicuntur, quatenus ex ductu rationis vivunt (per Prop. 3 p. 3), atque adeo quicquid ex humana natura; quatenus ratione definitur, sequitur, id (per Defin. 2 p. 3) per solam humanam naturam, tanquam per proximam suam causam, debet intelligi. Sed quia unusquisque ex suae naturae legibus id appetit, quod bonum, & id amovere conatur, quod malum esse judicat (per Prop. 19 hujus); & cum praeterea id, quod ex dictamine rationis bonum, aut malum esse judicamus, necessario bonum, aut malum sit (per Prop. 41 p. 2). Ergo homines, quatenus ex ductu rationis vivunt, eatenus tantum ea necessario agunt, quae humanae naturae, & consequenter unicuique homini necessario bona sunt, hoc est (per Coroll. Prop. 31 hujus), quae cum natura uniuscujusque hominis conveniunt; atque adeo homines etiam inter se, quatenus ex ductu rationis vivunt, necessario semper conveniunt. Q.E.D.

COROLLARIUM

Nihil singulare in rerum natura datur, quod homini sit utilius, quam homo, qui ex ductu rationis vivit. Nam id homini utilissimum est, quod cum sua natura maxime convenit (per Coroll. Prop. 31 hujus), hoc est (ut per se notum), homo. At homo ex legibus suae naturae absolute agit, quando ex ductu rationis vivit, (per Defin. 2 p. 3), & eatenus tantum cum natura alterius hominis necessario semper convenit (per Prop. praeced.); ergo homini nihil inter res singulares utilius datur, quam homo, &c. Q.E.D.

COROLLARIUM

Cum maxime unusquisque homo suum sibi utile quaerit, tum maxime homines sunt sibi invicem utiles. Nam quo magis unusquisque suum utile quaerit, & se conservare conatur, eo magis virtute praeditus est (per Prop. 20 hujus), sive quod idem est (per Defin. 8 hujus), eo majore potentia praeditus est ad agendum ex suae naturae legibus, hoc est (per Prop. 3 p. 3), ad vivendum ex ductu rationis. At homines tum maxime natura conveniunt, cum ex ductu rationis vivunt (per Prop. praeced.); ergo (per Coroll. praeced.) tum maxime homines erunt sibi invicem utiles, cum maxime unusquisque suum utile sibi quaerit. Q.E.D.

SCHOLIUM

Quae modo ostendimus, ipsa etiam experientia quotidie tot, tamque luculentis testimoniis testatur, ut omnibus fere in ore sit: hominem homini Deum esse. Fit tamen raro, ut homines ex ductu rationis vivant; sed cum iis ita comparatum est, ut plerumque invidi, atque invicem molesti sint. At nihilominus vitam solitariam vix transigere queunt, ita ut plerisque illa definitio, quod homo sit animal sociale, valde arriserit; & revera res ita se habet, ut ex hominum communi societate multo plura commoda oriantur, quam damna. Rideant igitur, quantum velint, res humanas Satyrici, easque detestentur Theologi, & laudent, quantum possunt, Melancholici vitam incultam, & agrestem, hominesque contemnant, & admirentur bruta; experientur tamen homines mutuo auxilio ea, quibus indigent, multo facilius sibi parare, & non nisi junctis viribus pericula, quae ubique imminent, vitare posse; ut jam taceam, quod multo praestabilius sit, & cognitione nostra magis dignum, hominum, quam brutorum facta contemplari. Sed de his alias prolixius.

PROPOSITIO 36

Summum bonum eorum, qui virtutem sectantur, omnibus commune est, eoque omnes aeque gaudere possunt.

DEMONSTRATIO

Ex virtute agere est ex ductu rationis agere (per Prop. 24 hujus), & quicquid ex ratione conamur agere, est intelligere (per Prop. 26 hujus), atque adeo (per Prop. 28 hujus) summum bonum eorum, qui virtutem sectantur, est Deum cognoscere, hoc est (per Prop. 47 p. 2 & ejusdem Schol.), bonum, quod omnibus hominibus commune est, & ab omnibus hominibus, quatenus ejusdem sunt naturae, possideri aeque potest. Q.E.D.

SCHOLIUM

Si quis autem roget, quid si summum bonum eorum, qui virtutem sectantur, non esset omnibus commune? an non inde, ut supra (vide Prop. 34 hujus) sequeretur, quod homines, qui ex ductu rationis vivunt, hoc est (per Prop. 35 hujus), homines, quatenus natura conveniunt, essent invicem contrarii? Is hoc sibi responsum habeat, non ex accidenti, sed ex ipsa natura rationis oriri, ut hominis summum bonum omnibus sit commune, nimirum, quia ex ipsa humana essentia, quatenus ratione definitur, deducitur; & quia homo nec esse, nec concipi posset, si potestatem non haberet gaudendi hoc summo bono. Pertinet namque (per Prop. 47 p. 2) ad Mentis humanae essentiam, adaequatam habere cognitionem aeternae, & infinitae essentiae Dei.

PROPOSITIO 37

Bonum, quod unusquisque, qui sectatur virtutem, sibi appetit, reliquis hominibus etiam cupiet, & eo magis, quo majorem Dei habuerit cognitionem.

DEMONSTRATIO

Homines, quatenus ex ductu rationis vivunt, sunt homini utilissimi (per Coroll. 1 Prop. 35 hujus), atque adeo (per Prop. 19 hujus) ex ductu rationis conabimur necessario efficere, ut homines ex ductu rationis vivant. At bonum, quod unusquisque, qui ex rationis dictamine vivit, hoc est (per Prop. 24 hujus), qui virtutem sectatur, sibi appetit, est intelligere (per Prop. 26 hujus); ergo bonum, quod unusquisque, qui virtutem sectatur, sibi appetit, reliquis hominibus etiam cupiet. Deinde Cupiditas, quatenus ad Mentem refertur, est ipsa Mentis essentia (per Defin. 1 Affect.); Mentis autem essentia in cognitione consistit (per Prop. 11 p. 2), quae Dei cognitionem involvit (per Prop. 47 p. 2), & sine qua (per Prop. 15 p. 1) nec esse, nec concipi potest; adeoque quo Mentis essentia majorem Dei cognitionem involvit, eo Cupiditas, qua is, qui virtutem sectatur, bonum, quod sibi appetit, alteri cupit, etiam major erit. Q.E.D.

Aliter

Bonum, quod homo sibi appetit, & amat, constantius amabit, si viderit, alios idem amare (per Prop. 31 p. 3); atque adeo (per Coroll. ejusdem Prop.) conabitur, ut reliqui idem ament; & quia hoc bonum (per Prop. praeced.) omnibus commune est, eoque omnes gaudere possunt, conabitur ergo (per eandem rationem), ut omnes eodem gaudeant, & (per Prop. 37 p. 3) eo magis, quo hoc bono magis fruetur. Q.E.D.

SCHOLIUM 1

Qui ex solo affectu conatur, ut reliqui ament, quod ipse amat, & ut reliqui ex ipsius ingenio vivant, solo impetu agit, & ideo odiosus est, praecipue iis, quibus alia placent, quique propterea etiam student, & eodem impetu conantur, ut reliqui contra ex ipsorum ingenio vivant. Deinde quoniam summum, quod homines ex affectu appetunt, bonum saepe tale est, ut unus tantum ejus possit esse compos, hinc fit, ut qui amant, mente sibi non constent, & dum laudes rei, quam amant, narrare gaudent, timeant credi. At qui reliquos conatur ratione ducere, non impetu, sed humaniter, & benigne agit, & sibi mente maxime constat. Porro quicquid cupimus, & agimus, cujus causa sumus, quatenus Dei habemus ideam, sive quatenus Deum cognoscimus, ad Religionem refero. Cupiditatem autem bene faciendi, quae eo ingeneratur, quod ex rationis ductu vivimus, Pietatem voco. Cupiditatem deinde, qua homo, qui ex ductu rationis vivit, tenetur, ut reliquos sibi amicitia jungat, Honestatem voco, & id honestum, quod homines, qui ex ductu rationis vivunt, laudant, & id contra turpe, quod conciliandae amicitiae repugnat. Praeter haec, civitatis etiam quaenam sint fundamenta ostendi. Differentia deinde inter veram virtutem, & impotentiam facile ex supra dictis percipitur; nempe quod vera virtus nihil aliud sit, quam ex solo rationis ductu vivere; atque adeo impotentia in hoc solo consistit, quod homo a rebus, quae extra ipsum sunt, duci se patiatur, & ab iis ad ea agendum determinetur, quae rerum externarum communis constitutio, non autem ea, quae ipsa ipsius natura, in se sola considerata, postulat. Atque haec illa sunt, quae in Scholio Propositionis 18 hujus Partis demonstrare promisi, ex quibus apparet legem illam de non mactandis brutis, magis vana superstitione, & muliebri misericordia, quam sana ratione fundatam esse. Docet quidem ratio nostrum utile quaerendi, necessitudinem cum hominibus jungere, sed non cum brutis, aut rebus, quarum natura a natura humana est diversa; sed idem jus, quod illa in nos habent, nos in ea habere. Imo quia uniuscujusque jus virtute, seu potentia uniuscujusque definitur, longe majus homines in bruta, quam haec in homines jus habent. Nec tamen nego bruta sentire; sed nego, quod propterea non liceat nostrae utilitati consulere, & iisdem ad libitum uti, eademque tractare, prout nobis magis convenit; quandoquidem nobiscum natura non conveniunt, & eorum affectus ab affectibus humanis sunt natura diversi (vide Schol. Prop. 57 p. 3). Superest, ut explicem, quid justum, quid injustum, quid peccatum, & quid denique meritum sit. Sed de his vide seq. Scholium.

SCHOLIUM 2

In Appendice Partis Primae explicare promisi, quid laus, & vituperium, quid meritum, & peccatum, quid justum, & injustum sit. Laudem, & vituperium quod attinet, in Scholio Propositionis 29 Partis 3 explicui; de reliquis autem hic jam erit dicendi locus. Sed prius pauca de statu hominis naturali, & civili dicenda sunt.

      Existit unusquisque summo naturae jure, & consequenter summo naturae jure unusquisque ea agit, quae ex suae naturae necessitate sequuntur; atque adeo summo naturae jure unusquisque judicat, quid bonum, quid malum sit, suaeque utilitati ex suo ingenio consulit (vide Prop. 19 & 20 hujus), seseque vindicat (vide Coroll. 2 Prop. 40 p. 3), & id, quod amat, conservare, & id, quod odio habet, destruere conatur (vide Prop. 28 p. 3). Quod si homines ex ductu rationis viverent, potiretur unusquisque (per Coroll. 1 Prop. 35 hujus) hoc suo jure absque ullo alterius damno. Sed quia affectibus sunt obnoxii (per Coroll. Prop. 4 hujus), qui potentiam, seu virtutem humanam longe superant (per Prop. 6 hujus), ideo saepe diversi trahuntur (per Prop. 33 hujus), atque sibi invicem sunt contrarii (per Prop. 34 hujus), mutuo dum auxilio indigent (per Schol. Prop. 35 hujus). Ut igitur homines concorditer vivere, & sibi auxilio esse possint, necesse est, ut jure suo naturali cedant, & se invicem securos reddant, se nihil acturos, quod possit in alterius damnum cedere. Qua autem ratione hoc fieri possit, ut scilicet homines, qui affectibus necessario sunt obnoxii (per Coroll. Prop. 4 hujus), atque inconstantes, & varii (per Prop. 33 hujus), possint se invicem securos reddere, & fidem invicem habere, patet ex Propositione 7 hujus Partis & Propositione 39 Partis 3. Nempe quod nullus affectus coerceri potest, nisi affectu fortiore, & contrario affectui coercendo, & quod unusquisque ab inferendo damno abstinet timore majoris damni. Hac igitur lege Societas firmari poterit, si modo ipsa sibi vindicet jus, quod unusquisque habet, sese vindicandi, & de bono, & malo judicandi; quaeque adeo potestatem habeat communem vivendi rationem praescribendi, legesque ferendi, easque non ratione, quae affectus coercere nequit (per Schol. Prop. 17 hujus), sed minis firmandi. Haec autem Societas, legibus, & potestate sese conservandi firmata, Civitas appellatur, &, qui ipsius jure defenduntur, Cives; ex quibus facile intelligimus, nihil in statu naturali dari, quod ex omnium consensu bonum, aut malum sit; quandoquidem unusquisque, qui in statu est naturali, suae tantummodo utilitati consulit, & ex suo ingenio, & quatenus suae utilitatis tantum habet rationem, quid bonum, quidve malum sit, decernit, & nemini, nisi sibi soli, obtemperare lege ulla tenetur; atque adeo in statu naturali peccatum concipi nequit. At quidem in statu Civili, ubi & communi consensu decernitur, quid bonum, quidve malum sit, & unusquisque Civitati obtemperare tenetur. Est itaque peccatum nihil aliud, quam inobedientia, quae propterea solo Civitatis jure punitur, & contra obedientia Civi meritum ducitur, quia eo ipso dignus judicatur, qui Civitatis commodis gaudeat. Deinde in statu naturali nemo ex communi consensu alicujus rei est Dominus, nec in Natura aliquid datur, quod possit dici hujus hominis esse, & non illius; sed omnia omnium sunt; ac proinde in statu naturali nulla potest concipi voluntas unicuique suum tribuendi, aut alicui id, quod ejus sit, eripiendi, hoc est, in statu naturali nihil fit, quod justum, aut injustum possit dici; at quidem in statu civili, ubi ex communi consensu decernitur, quid hujus, quidve illius sit. Ex quibus apparet, justum, & injustum, peccatum, & meritum notiones esse extrinsecas, non autem attributa, quae Mentis naturam explicent. Sed de his satis.

PROPOSITIO 38

Id, quod Corpus humanum ita disponit, ut pluribus modis possit affici, vel quod idem aptum reddit ad Corpora externa pluribus modis afficiendum, homini est utile; & eo utilius, quo Corpus ab eo aptius redditur, ut pluribus modis afficiatur, aliaque corpora afficiat, & contra id noxium est, quod Corpus ad haec minus aptum reddit.

DEMONSTRATIO

Quo Corpus ad haec aptius redditur, eo Mens aptior ad percipiendum redditur (per Prop. 14 p. 2); adeoque id, quod Corpus hac ratione disponit, aptumque ad haec reddit, est necessario bonum, seu utile (per Prop. 26 & 27 hujus), & eo utilius, quo Corpus ad haec aptius potest reddere, & contra (per eandem Prop. 14 p. 2 inversam, & Prop. 26 & 27 hujus) noxium, si corpus ad haec minus aptum reddat. Q.E.D.

PROPOSITIO 39

Quae efficiunt, ut motus, & quietis ratio, quam Corporis humani partes ad invicem habent, conservetur, bona sunt; & ea contra mala, quae efficiunt, ut Corporis humani partes aliam ad invicem motus, & quietis habeant rationem.

DEMONSTRATIO

Corpus humanum indiget, ut conservetur, plurimis aliis corporibus (per Post. 4 p. 2). At id, quod formam humani Corporis constituit, in hoc consistit, quod ejus Partes motus suos certa quadam ratione sibi invicem communicent (per Defin. ante Lem. 4, quam vide post Prop. 13 p. 2). Ergo quae efficiunt, ut motus, & quietis ratio, quam Corporis humani Partes ad invicem habent, conservetur, eadem humani Corporis formam conservant, & consequenter efficiunt (per Post. 3 & 6 p. 2), ut Corpus humanum multis modis affici, & ut idem corpora externa multis modis afficere possit; adeoque (per Prop. praeced.) bona sunt. Deinde, quae efficiunt, ut Corporis humani partes aliam motus, & quietis rationem obtineant, eadem (per eandem Defin. p. 2) efficiunt, ut Corpus humanum aliam formam induat, hoc est (ut per se notum, & in fine praefationis, hujus partis monuimus), ut Corpus humanum destruatur, & consequenter ut omnino ineptum reddatur, ne possit pluribus modis affici, ac proinde (per Prop. praeced.) mala sunt. Q.E.D.

SCHOLIUM

Quantum haec Menti obesse, vel prodesse possunt, in Quinta Parte explicabitur. Sed hic notandum, quod Corpus tum mortem obire intelligam, quando ejus partes ita disponuntur, ut aliam motus, & quietis rationem ad invicem obtineant. Nam negare non audeo Corpus humanum, retenta sanguinis circulatione, & aliis, propter quae Corpus vivere existimatur, posse nihilominus in aliam naturam a sua prorsus diversam mutari. Nam nulla ratio me cogit, ut statuam Corpus non mori, nisi mutetur in cadaver; quin ipsa experientia aliud suadere videtur. Fit namque aliquando, ut homo tales patiatur mutationes, ut non facile eundem illum esse dixerim, ut de quodam Hispano Poeta narrare audivi, qui morbo correptus fuerat, & quamvis ex eo convaluerit, mansit tamen praeteritae suae vitae tam oblitus, ut Fabulas, & Tragoedias, quas fecerat, suas non crediderit esse, & sane pro infante adulto haberi potuisset, si vernaculae etiam linguae fuisset oblitus. Et si hoc incredibile videtur, quid de infantibus dicemus? Quorum naturam homo provectae aetatis a sua tam diversam esse credit, ut persuaderi non posset, se unquam infantem fuisse, nisi ex aliis de se conjecturam faceret. Sed ne superstitiosis materiam suppeditem movendi novas quaestiones, malo haec in medio relinquere.

PROPOSITIO 40

Quae ad hominum communem Societatem conducunt, sive quae efficiunt, ut homines concorditer vivant, utilia sunt; & illa contra mala, quae discordiam in Civitatem inducunt.

DEMONSTRATIO

Nam quae efficiunt, ut homines concorditer vivant, simul efficiunt, ut ex ductu rationis vivant (per Prop. 35 hujus), atque adeo (per Prop. 26 & 27 hujus) bona sunt, & (per eandem rationem) illa contra mala sunt, quae discordias concitant. Q.E.D.

PROPOSITIO 41

Laetitia directe mala non est, sed bona; Tristitia autem contra directe est mala.

DEMONSTRATIO

Laetitia (per Prop. 11 p. 3 cum ejusdem Schol.) est affectus, quo corporis agendi potentia augetur, vel juvatur; Tristitia autem contra est affectus, quo corporis agendi potentia minuitur, vel coercetur; adeoque (per Prop. 38 hujus) Laetitia directe bona est, &c. Q.E.D.

PROPOSITIO 42

Hilaritas excessum habere nequit, sed semper bona est, & contra Melancholia semper mala.

DEMONSTRATIO

Hilaritas (vide ejus Defin. in Schol. Prop. 11 p. 3) est Laetitia, quae, quatenus ad Corpus refertur, in hoc consistit, quod Corporis omnes partes pariter sint affectae, hoc est (per Prop. 11 p. 3), quod Corporis agendi potentia augetur, vel juvatur, ita ut omnes ejus partes eandem ad invicem motus, & quietis rationem obtineant; atque adeo (per Prop. 39 hujus) Hilaritas semper est bona, nec excessum habere potest. At Melancholia (cujus etiam Defin. vide in eodem Schol. Prop. 11 p. 3) est Tristitia, quae, quatenus ad Corpus refertur, in hoc consistit, quod Corporis agendi potentia absolute minuitur, vel coercetur; adeoque (per Prop. 38 hujus) semper est mala. Q.E.D.

PROPOSITIO 43

Titillatio excessum habere potest, & mala esse; Dolor autem eatenus potest esse bonus, quatenus Titillatio, seu Laetitia est mala.

DEMONSTRATIO

Titillatio est Laetitia, quae, quatenus ad Corpus refertur, in hoc consistit, quod una, vel aliquot ejus partes prae reliquis afficiuntur (vide ejus Defin. in Schol. Prop. 11 p. 3), cujus affectus potentia tanta esse potest, ut reliquas Corporis actiones superet (per Prop. 6 hujus), eique pertinaciter adhaereat, atque adeo impediat, quominus Corpus aptum sit, ut plurimis aliis modis afficiatur, adeoque (per Prop. 38 hujus) mala esse potest. Deinde Dolor, qui contra Tristitia est, in se solo consideratus, non potest esse bonus (per Prop. 41 hujus). Verum quia ejus vis, & incrementum definitur potentia causae externae cum nostra comparata (per Prop. 5 hujus), possumus ergo hujus affectus infinitos virium concipere gradus, & modos (per Prop. 3 hujus); atque adeo eundem talem concipere, qui Titillationem possit coercere, ut excessum non habeat, & eatenus (per primam partem Prop. hujus) efficere, ne corpus minus aptum reddatur, ac proinde eatenus erit bonus. Q.E.D.

PROPOSITIO 44

Amor, & Cupiditas excessum habere possunt.

DEMONSTRATIO

Amor est Laetitia (per Defin. 6 Affect.), concomitante idea causae externae: Titillatio igitur (per Schol. Prop. 11 p. 3), concomitante idea causae externae Amor est; atque adeo Amor (per Prop. praeced.) excessum habere potest. Deinde Cupiditas eo est major, quo affectus, ex quo oritur, major est (per Prop. 37 p. 3). Quare ut affectus (per Prop. 6 hujus) reliquas hominis actiones superare potest, sic etiam Cupiditas, quae ex eodem affectu oritur, reliquas Cupiditates superare, ac proinde eundem excessum habere poterit, quem in praecedenti Propositione Titillationem habere ostendimus. Q.E.D.

SCHOLIUM

Hilaritas, quam bonam esse dixi, concipitur facilius, quam observatur. Nam affectus, quibus quotidie conflictamur, referuntur plerumque ad aliquam Corporis partem, quae prae reliquis afficitur, ac proinde affectus ut plurimum excessum habent, & Mentem in sola unius objecti contemplatione ita detinent, ut de aliis cogitare nequeat; & quamvis homines pluribus affectibus obnoxii sint, atque adeo rari reperiantur, qui semper uno, eodemque affectu conflictentur, non desunt tamen, quibus unus, idemque affectus pertinaciter adhaereat. Videmus enim homines aliquando ab uno objecto ita affici, ut quamvis praesens non sit, ipsum tamen coram habere credant, quod quando homini non dormienti accidit, eundem delirare dicimus, vel insanire; nec minus insanire creduntur, qui Amore ardent, quique noctes, atque dies solam amasiam, vel meretricem somniant, quia risum movere solent. At cum avarus de nulla alia re, quam de lucro, vel de nummis cogitet, & ambitiosus de gloria, &c. hi non creduntur delirare, quia molesti solent esse, & Odio digni aestimantur. Sed revera Avaritia, Ambitio, Libido, &c. delirii species sunt, quamvis inter morbos non numerentur.

PROPOSITIO 45

Odium nunquam potest esse bonum.

DEMONSTRATIO

Hominem, quem odimus, destruere conamur (per Prop. 39 p. 3), hoc est (per Prop. 37 hujus), aliquid conamur, quod malum est. Ergo &c. Q.E.D.

SCHOLIUM

Nota, me hic, & in seqq. per Odium illud tantum intelligere, quod est erga homines.

COROLLARIUM 1

Invidia, Irrisio, Contemptus, Ira, Vindicta, & reliqui affectus, qui ad Odium referuntur, vel ex eodem oriuntur, mali sunt, quod etiam ex Prop. 39 p. 3 & Prop. 37 hujus patet.

COROLLARIUM 2

Quicquid ex eo, quod odio affecti sumus, appetimus, turpe, & in Civitate injustum est. Quod etiam patet ex Prop. 39 p. 3 & ex Defin. turpis, & injusti, quas vide in Schol. 1 Prop. 37 hujus.

SCHOLIUM

Inter Irrisionem (quam in Coroll. 1 malam esse dixi), & risum magnam agnosco differentiam. Nam risus, ut & jocus mera est Laetitia; adeoque, modo excessum non habeat, per se bonus est (per Prop. 41 hujus). Nihil profecto nisi torva, & tristis superstitio delectari prohibet. Nam qui magis decet famem, & sitim extinguere, quam melancholiam expellere? Mea haec est ratio, & sic animum induxi meum. Nullum numen, nec alius, nisi invidus, mea impotentia, & incommodo delectatur, nec nobis lacrimas, singultus, metum, & alia hujusmodi, quae animi impotentis sunt signa, virtuti ducit; sed contra, quo majori Laetitia afficimur, eo ad majorem perfectionem transimus, hoc est, eo nos magis de natura divina participare necesse est. Rebus itaque uti, & iis, quantum fieri potest, delectari (non quidem ad nauseam usque, nam hoc delectari non est) viri est sapientis. Viri, inquam, sapientis est, moderato, & suavi cibo, & potu se reficere, & recreare, ut & odoribus, plantarum virentium amaenitate, ornatu, musica, ludis exercitatoriis, theatris, & aliis hujusmodi, quibus unusquisque absque ullo alterius damno uti potest. Corpus namque humanum ex plurimis diversae naturae partibus componitur, quae continuo novo alimento indigent, & vario, ut totum Corpus ad omnia, quae ex ipsius natura sequi possunt, aeque aptum sit, & consequenter ut Mens etiam aeque apta sit ad plura simul intelligendum. Hoc itaque vivendi institutum & cum nostris principiis, & cum communi praxi optime convenit; quare, si quae alia, haec vivendi ratio optima est, & omnibus modis commendanda, nec opus est, de his clarius, neque prolixius agere.

PROPOSITIO 46

Qui ex ductu rationis vivit, quantum potest, conatur alterius in ipsum Odium, Iram, Contemptum, &c. Amore contra, sive Generositate compensare.

DEMONSTRATIO

Omnes Odii affectus mali sunt (per Coroll. 1 Prop. praeced.); adeoque, qui ex ductu rationis vivit, quantum potest, conabitur efficere, ne Odii affectibus conflictetur (per Prop. 19 hujus), & consequenter (per Prop. 37 hujus) conabitur, ne etiam alius eosdem patiatur affectus. At Odium Odio reciproco augetur, & Amore contra extingui potest (per Prop. 43 p. 3), ita ut Odium in Amorem transeat (per Prop. 44 p. 3). Ergo qui ex ductu rationis vivit, alterius Odium &c. Amore contra compensare conabitur, hoc est, Generositate (cujus Defin. vide in Schol. Prop. 59 p. 3). Q.E.D.

SCHOLIUM

Qui injurias reciproco Odio vindicare vult, misere profecto vivit. At qui contra studet Odium Amore expugnare, ille sane laetus, & secure pugnat; aeque facile uni homini, ac pluribus resistit, & fortunae auxilio quam minime indiget. Quos vero vincit, ii laeti cedunt, non quidem ex defectu, sed ex incremento virium; quae omnia adeo clare ex solis Amoris, & intellectus définitionibus sequuntur, ut opus non sit eadem sigillatim demonstrare.

PROPOSITIO 47

Spei, & Metus affectus non possunt esse per se boni.

DEMONSTRATIO

Spei, & Metus affectus sine Tristitia non dantur. Nam Metus est (per Defin. 13 Affect.) Tristitia; & Spes (vide Explicat. Defin. 12 & 13 Affect.) non datur sine Metu, ac proinde (per Prop. 41 hujus) hi affectus non possunt esse per se boni, sed tantum quatenus Laetitiae excessus coercere possunt (per Prop. 43 hujus). Q.E.D.

SCHOLIUM

Huc accedit, quod hi affectus cognitionis defectum, & Mentis impotentiam indicant; & hac de causa etiam Securitas, Desperatio, Gaudium, & Conscientiae morsus animi impotentis sunt signa. Nam, quamvis Securitas, & Gaudium affectus sint Laetitiae, Tristitiam tamen eosdem praecessisse supponunt, nempe Spem, & Metum. Quo itaque magis ex ductu rationis vivere conamur, eo magis Spe minus pendere, & Metu nosmet liberare, & fortunae, quantum possumus, imperare conamur, nostrasque actiones certo rationis consilio dirigere.

PROPOSITIO 48

Affectus Existimationis, & Despectus semper mali sunt.

DEMONSTRATIO

Hi enim affectus (per Defin. 21 & 22 Affect.) rationi repugnant; adeoque (per Prop. 26 & 27 hujus) mali sunt. Q.E.D.

PROPOSITIO 49

Existimatio facile hominem, qui existimatur, superbum reddit.

DEMONSTRATIO

Si videmus, aliquem de nobis plus justo prae amore sentire, facile gloriabimur (per Schol. Prop. 41 p. 3), sive Laetitia afficiemur (per Defin. 30 Affect.); & id boni, quod de nobis praedicari audimus, facile credemus (per Prop. 25 p. 3); atque adeo de nobis prae amore nostri plus justo sentiemus, hoc est (per Defin. 28 Affect.), facile superbiemus. Q.E.D.

PROPOSITIO 50

Commiseratio in homine, qui ex ductu rationis vivit, per se mala, & inutilis est.

DEMONSTRATIO

Commiseratio enim (per Defin. 18 Affect.) Tristitia est; ac proinde (per Prop. 41 hujus) per se mala; bonum autem, quod ex ea sequitur, quod scilicet hominem, cujus nos miseret, a miseria liberare conamur (per Coroll. 3 Prop. 27 p. 3), ex solo rationis dictamine facere cupimus (per Prop. 37 hujus), nec nisi ex solo rationis dictamine aliquid, quod certo scimus bonum esse, agere possumus (per Prop. 27 hujus); atque adeo commiseratio in homine, qui ex ductu rationis vivit, per se mala est, & inutilis. Q.E.D.

COROLLARIUM

Hinc sequitur, quod homo, qui ex dictamine rationis vivit, conatur, quantum potest, efficere, ne commiseratione tangatur.

SCHOLIUM

Qui recte novit omnia ex naturae divinae necessitate sequi, & secundum aeternas naturae leges, & regulas fieri, is sane nihil reperiet, quod Odio, Risu, aut Contemptu dignum sit, nec cujusquam miserebitur; sed, quantum humana fert virtus, conabitur bene agere, ut ajunt, & laetari. Huc accedit, quod is, qui Commiserationis affectu facile tangitur, & alterius miseria, vel lacrimis movetur, saepe aliquid agit, cujus postea ipsum poenitet; tam quia ex affectu nihil agimus, quod certo scimus bonum esse, quam quia facile falsis lacrimis decipimur. Atque hic expresse loquor de homine, qui ex ductu rationis vivit. Nam, qui nec ratione, nec commiseratione movetur, ut aliis auxilio sit, is recte inhumanus appellatur. Nam (per Prop. 27 p. 3) homini dissimilis esse videtur.

PROPOSITIO 51

Favor rationi non repugnat; sed cum eadem convenire, & ab eadem oriri potest.

DEMONSTRATIO

Est enim Favor Amor erga illum, qui alteri benefecit (per Defin. 19 Affect.), atque adeo ad Mentem referri potest, quatenus haec agere dicitur (per Prop. 59 p. 3), hoc est (per Prop. 3 p. 3), quatenus intelligit, ac proinde cum ratione convenit, &c. Q.E.D.

ALITER

Qui ex ductu rationis vivit, bonum, quod sibi appetit, alteri etiam cupit (per Prop. 37 hujus); quare ex eo, quod ipse aliquem videt alteri benefacere, ipsius benefaciendi conatus juvatur, hoc est (per Prop. 11 p. 3), laetabitur; idque (ex Hypothesi) concomitante idea illius, qui alteri benefecit, ac proinde (per Defin. 19 Affect.) ei favet. Q.E.D.

SCHOLIUM

Indignatio, prout ipsa a nobis definitur (vide Defin. 20 Affect.), est necessario mala (per Prop. 45 hujus); sed notandum, quod quando summa potestas desiderio, quo tenetur, tutandae pacis civem punit; qui alteri injuriam fecit, eandem civi indignari non dico, quia non Odio percita ad perdendum civem, sed pietate mota eundem punit.

PROPOSITIO 52

Acquiescentia in se ipso ex ratione oriri potest, & ea sola acquiescentia, quae ex ratione oritur, summa est, quae potest dari.

DEMONSTRATIO

Acquiescentia in se ipso est Laetitia orta ex eo, quod homo se ipsum, suamque agendi potentiam contemplatur (per Defin. 25 Affect.). At vera hominis agendi potentia, seu virtus est ipsa ratio (per Prop. 3 p. 3), quam homo clare, & distincte contemplatur (per Prop. 40 & 43 p. 2). Ergo acquiescentia in se ipso ex ratione oritur. Deinde nihil homo, dum se ipsum contemplatur, clare & distincte, sive adaequate percipit, nisi ea, quae ex ipsius agendi potentia sequuntur (per Defin. 2 p. 3), hoc est (per Prop. 3 p. 3), quae ex ipsius intelligendi potentia sequuntur; adeoque ex sola hac contemplatione summa, quae dari potest, acquiescentia oritur. Q.E.D.

SCHOLIUM

Est revera Acquiescentia in se ipso summum, quod sperare possumus. Nam (ut Prop. 25 hujus ostendimus) nemo suum esse alicujus finis causa conservare conatur, & quia haec Acquiescentia magis magisque fovetur, & corroboratur laudibus (per Coroll. Prop. 53 p. 3), & contra (per Coroll. Prop. 55 p. 3) vituperio magis magisque turbatur; ideo gloria maxime ducimur, & vitam cum probro vix ferre possumus.

PROPOSITIO 53

Humilitas virtus non est, sive ex ratione non oritur.

DEMONSTRATIO

Humilitas est Tristitia, quae ex eo oritur, quod homo suam impotentiam contemplatur (per Defin. 26 Affect.). Quatenus autem homo se ipsum vera ratione cognoscit, eatenus suam essentiam intelligere supponitur, hoc est (per Prop. 7 p. 3), suam potentiam. Quare si homo, dum se ipsum contemplatur, aliquam suam impotentiam percipit, id non ex eo est, quod se intelligit, sed (ut Prop. 55 p. 3 ostendimus) ex eo, quod ipsius agendi potentia coercetur. Quod si supponamus, hominem suam impotentiam concipere ex eo, quod aliquid se potentius intelligit, cujus cognitione suam agendi potentiam determinat, tum nihil aliud concipimus, quam quod homo se ipsum distincte intelligit, vel (per Prop. 26 hujus) quod ipsius agendi potentia juvatur. Quare Humilitas, seu Tristitia, quae ex eo oritur, quod homo suam impotentiam contemplatur, non ex vera contemplatione, seu ratione oritur, nec virtus, sed passio est. Q.E.D.

PROPOSITIO 54

Poenitentia virtus non est, sive ex ratione non oritur; sed is, quem facti poenitet, bis miser, seu impotens est.

DEMONSTRATIO

Hujus prima pars demonstratur, ut praeced. Propositio. Secunda autem ex sola hujus affectus définitione (vide Defin. 27 Affect.) patet. Nam primo prava Cupiditate, dein Tristitia vinci se patitur.

SCHOLIUM

Quia homines raro ex dictamine rationis vivunt, ideo hi duo affectus, nempe Humilitas, & Poenitentia, & praeter hos Spes, & Metus plus utilitatis, quam damni afferunt; atque adeo, quandoquidem peccandum est, in istam partem potius peccandum. Nam, si homines animo impotentes aeque omnes superbirent, nullius rei ipsos puderet, nec ipsi quicquam metuerent, quibus vinculis conjungi, constringique possent? terret vulgus, nisi metuat; quare non mirum, quod Prophetae, qui non paucorum, sed communi utilitati consuluerunt, tantopere Humilitatem, Poenitentiam, & Reverentiam commendaverint. Et revera, qui hisce affectibus sunt obnoxii, multo facilius, quam alii, duci possunt, ut tandem ex ductu rationis vivant, hoc est, ut liberi sint, & beatorum vita fruantur.

PROPOSITIO 55

Maxima Superbia, vel Abjectio est maxima sui ignorantia.

DEMONSTRATIO

Patet ex Defin. 28 & 29 Affect.

PROPOSITIO 56

Maxima Superbia, vel Abjectio maximam animi impotentiam indicat.

DEMONSTRATIO

Primum virtutis fundamentum est suum esse conservare (per Coroll. Prop. 22 hujus), idque ex ductu rationis (per Prop. 24 hujus). Qui igitur se ipsum ignorat, omnium virtutum fundamentum, & consequenter omnes virtutes ignorat. Deinde ex virtute agere nihil aliud est, quam ex ductu rationis agere (per Prop. 24 hujus), & qui ex ductu rationis agit, scire necessario debet se ex ductu rationis agere (per Prop. 43 p. 2); qui itaque se ipsum, & consequenter (ut jam jam ostendimus) omnes virtutes maxime ignorat, is minime ex virtute agit, hoc est (ut ex Defin. 8 hujus patet), maxime animo est impotens; atque adeo (per Prop. praeced.) maxima superbia, vel abjectio maximam animi impotentiam indicat. Q.E.D.

COROLLARIUM

Hinc clarissime sequitur, superbos, & abjectos maxime affectibus esse obnoxios.

SCHOLIUM

Abjectio tamen facilius corrigi potest, quam superbia, quandoquidem haec Laetitiae, illa autem Tristitiae est affectus; atque adeo (per Prop.18 hujus) haec illa fortior est.

PROPOSITIO 57

Superbus parasitorum, seu adulatorum praesentiam amat, generosorum autem odit.

DEMONSTRATIO

Superbia est Laetitia orta ex eo, quod homo de se plus justo sentit (per Defin. 28 & 6 Affect.), quam opinionem homo superbus, quantum potest, fovere conabitur (vide Schol. Prop. 13 p. 3); adeoque superbi parasitorum, vel adulatorum (horum définitiones omisi, quia nimis noti sunt) praesentiam amabunt, & generosorum, qui de ipsis, ut par est, sentiunt, fugient. Q.E.D.

SCHOLIUM

Nimis longum foret, hic omnia Superbiae mala enumerare, quandoquidem omnibus affectibus obnoxii sunt superbi; sed nullis minus, quam affectibus Amoris, & Misericordiae. Sed hic minime tacendum est, quod ille etiam superbus vocetur, qui de reliquis minus justo sentit, atque adeo hoc sensu Superbia definienda est, quod sit Laetitia orta ex falsa opinione, quod homo se supra reliquos esse putat. Et Abjectio huic Superbiae contraria definienda esset Tristitia orta ex falsa opinione, quod homo se infra reliquos esse credit. At hoc posito facile concipimus, superbum necessario esse invidum (vide Schol. Prop. 55 p. 3), & eos maxime odio habere, qui maxime ob virtutes laudantur, nec facile eorum Odium Amore, aut beneficio vinci (vide Schol. Prop. 41 p. 3), & eorum tantummodo praesentia delectari, qui animo ejus impotenti morem gerunt, & ex stulto insanum faciunt.

Abjectio, quamvis Superbiae sit contraria, est tamen abjectus superbo proximus. Nam, quandoquidem ejus Tristitia ex eo oritur, quod suam impotentiam ex aliorum potentia, seu virtute judicat, levabitur ergo ejus Tristitia, hoc est, laetabitur, si ejus imaginatio in alienis vitiis contemplandis occupetur, unde illud proverbium natum: solamen miseris socios habuisse malorum, & contra eo magis contristabitur, quo se magis infra reliquos esse crediderit; unde fit, ut nulli magis ad Invidiam sint proni, quam abjecti; & ut isti maxime hominum facta observare conentur ad carpendum magis, quam ad eadem corrigendum, & ut tandem solam Abjectionem laudent, eaque glorientur; sed ita, ut tamen abjecti videantur. Atque haec ex hoc affectu tam necessario sequuntur, quam ex natura trianguli, quod ejus tres anguli aequales sint duobus rectis; & jam dixi me hos, & similes affectus malos vocare, quatenus ad solam humanam utilitatem attendo. Sed naturae leges communem naturae ordinem, cujus homo pars est, respiciunt; quod hic in transitu monere volui, ne quis putaret me hic hominum vitia, & absurda facta narrare, non autem rerum naturam, & proprietates demonstrare voluisse. Nam, ut in Praefatione Partis Tertiae dixi, humanos affectus, eorumque proprietates perinde considero, ac reliqua naturalia. Et sane humani affectus, si non humanam, naturae saltem potentiam, & artificium non minus indicant, quam multa alia, quae admiramur, quorumque contemplatione delectamur. Sed pergo de affectibus ea notare, quae hominibus utilitatem adferunt, vel quae iisdem damnum inferunt.

PROPOSITIO 58

Gloria rationi non repugnat, sed ab ea oriri potest.

DEMONSTRATIO

Patet ex Defin. 30 Affect. & ex définitione Honesti, quam vide in Schol. 1 Prop. 37 hujus.

SCHOLIUM

Vana, quae dicitur, gloria est acquiescentia in se ipso, quae sola vulgi opinione fovetur, eaque cessante, cessat ipsa acquiescentia, hoc est (per Schol. Prop. 52 hujus), summum bonum, quod unusquisque amat; unde fit, ut qui vulgi opinione gloriatur, quotidiana cura anxius nitatur, faciat, experiatur, ut famam conservet. Est namque vulgus varius, & inconstans, atque adeo, nisi conservetur fama, cito abolescit; imo quia omnes vulgi captare applausus cupiunt, facile unusquisque alterius famam reprimit, ex quo, quandoquidem de summo, quod aestimatur, bono certatur, ingens libido oritur se invicem quocunque modo opprimendi, & qui tandem victor evadit, gloriatur magis, quod alteri obfuit, quam quod sibi profuit. Est igitur haec gloria, seu acquiescentia revera vana, quia nulla est.

Quae de Pudore notanda sunt, colliguntur facile ex iis, quae de Misericordia, & Poenitentia diximus. Hoc tantum addo, quod ut Commiseratio, sic etiam Pudor, quamvis non sit virtus, bonus tamen est, quatenus indicat, homini, qui Pudore suffunditur, cupiditatem inesse honeste vivendi, sicut dolor, qui eatenus bonus dicitur, quatenus indicat, partem laesam nondum esse putrefactam; quare, quamvis homo, quem facti alicujus pudet, revera sit tristis, est tamen perfectior impudenti, qui nullam habet honeste vivendi cupiditatem.

Atque haec sunt, quae de affectibus Laetitiae, & Tristitiae notare susceperam. Ad cupiditates quod attinet, hae sane bonae, aut malae sunt, quatenus ex bonis, aut malis affectibus oriuntur. Sed omnes revera, quatenus ex affectibus, qui passiones sunt, in nobis ingenerantur, caecae sunt (ut facile colligitur ex iis, quae in Schol. Prop. 44 hujus diximus), nec ullius usus essent, si homines facile duci possent, ut ex solo rationis dictamine viverent, ut jam paucis ostendam.

PROPOSITIO 59

Ad omnes actiones, ad quas ex affectu, qui passio est, determinamur, possumus absque eo a ratione determinari.

DEMONSTRATIO

Ex ratione agere nihil aliud est (per Prop. 3 & Defin. 2 p. 3), quam ea agere, quae ex necessitate nostrae naturae, in se sola consideratae, sequuntur. At Tristitia eatenus mala est, quatenus hanc agendi potentiam minuit, vel coercet (per Prop. 41 hujus); ergo ex hoc affectu ad nullam actionem possumus determinari, quam non possemus agere, si ratione duceremur. Praeterea Laetitia eatenus tantum mala est, quatenus impedit, quominus homo ad agendum sit aptus (per Prop. 41 & 43 hujus), atque adeo eatenus etiam ad nullam actionem determinari possumus, quam non possemus agere, si ratione duceremur. Denique quatenus Laetitia bona est, eatenus cum ratione convenit (consistit enim in eo, quod hominis agendi potentia augetur, vel juvatur), nec passio est, nisi quatenus hominis agendi potentia non eo usque augetur, ut se, suasque actiones adaequate concipiat (per Prop. 3 p. 3 cum ejus Schol.). Quare si homo Laetitia affectus ad tantam perfectionem duceretur, ut se, suasque actiones adaequate conciperet, ad easdem actiones, ad quas jam ex affectibus, qui passiones sunt, determinatur, aptus, imo aptior esset. At omnes affectus ad Laetitiam, Tristitiam, vel Cupiditatem referuntur (vide Explicat. Defin. 4 Affect.), & Cupiditas (per Defin. 1 Affect.) nihil aliud est, quam ipse agendi conatus; ergo ad omnes actiones, ad quas ex affectu, qui passio est, determinamur, possumus absque eo sola ratione duci. Q.E.D.

ALITER

Actio quaecunque eatenus dicitur mala, quatenus ex eo oritur, quod Odio, aut aliquo malo affectu affecti sumus (vide Coroll. 1 Prop. 45 hujus). At nulla actio, in se sola considerata, bona, aut mala est (ut in Praefatione hujus ostendimus): sed una, eademque actio jam bona, jam mala est; ergo ad eandem actionem, quae jam mala est, sive quae ex aliquo malo affectu oritur, ratione duci possumus (per Prop. 19 hujus). Q.E.D.

SCHOLIUM

Explicantur haec clarius exemplo. Nempe verberandi actio, quatenus physice consideratur, & ad hoc tantum attendimus, quod homo brachium tollit, manum claudit, totumque brachium vi deorsum movet, virtus est, quae ex Corporis humani fabrica concipitur. Si itaque homo, Ira, vel Odio commotus, determinatur ad claudendam manum, vel brachium movendum, id, ut in Parte Secunda ostendimus, fit, quia una, eademque actio potest jungi quibuscunque rerum imaginibus; atque adeo tam ex iis imaginibus rerum, quas confuse, quam quas clare, & distincte concipimus, ad unam, eandemque actionem determinari possumus. Apparet itaque, quod omnis Cupiditas, quae ex affectu, qui passio est, oritur, nullius esset usus, si homines ratione duci possent. Videamus jam, cur Cupiditas, quae ex affectu, qui passio est, oritur, caeca a nobis appellatur.

PROPOSITIO 60

Cupiditas, quae oritur ex Laetitia, vel Tristitia, quae ad unam, vel ad aliquot, non autem ad omnes Corporis partes refertur, rationem utilitatis totius hominis non habet. /p>

DEMONSTRATIO

Ponatur ex. gr. Corporis pars A vi alicujus causae externae ita corroborari, ut reliquis praevaleat (per Prop. 6 hujus), haec pars vires suas amittere propterea non conabitur, ut reliquae Corporis partes suo fungantur officio. Deberet enim vim, seu potentiam habere vires suas amittendi, quod (per Prop. 6 p. 3) est absurdum. Conabitur itaque illa pars, & consequenter (per Prop. 7 & 12 p. 3) Mens etiam illum statum conservare; adeoque Cupiditas, quae ex tali affectu Laetitiae oritur, rationem totius non habet. Quod si contra supponatur pars A coerceri, ut reliquae praevaleant, eodem modo demonstratur, quod nec Cupiditas, quae ex Tristitia oritur, rationem totius habeat. Q.E.D.

SCHOLIUM

Cum itaque Laetitia plerumque (per Schol. Prop. 44 hujus) ad unam Corporis partem referatur, cupimus ergo plerumque nostrum esse conservare, nulla habita ratione integrae nostrae valetudinis: ad quod accedit, quod Cupiditates, quibus maxime tenemur (per Coroll. Prop. 9 hujus), temporis tantum praesentis, non autem futuri habent rationem.

PROPOSITIO 61

Cupiditas, quae ex ratione oritur, excessum habere nequit.

DEMONSTRATIO

Cupiditas (per Defin. 1 Affect.), absolute considerata, est ipsa hominis essentia, quatenus quocumque modo determinata concipitur ad aliquid agendum; adeoque Cupiditas, quae ex ratione oritur, hoc est (per Prop. 3 p. 3), quae in nobis ingeneratur, quatenus agimus, est ipsa hominis essentia, seu natura, quatenus determinata concipitur ad agendum ea, quae per solam hominis essentiam adaequate concipiuntur (per Defin. 2 p. 3): si itaque haec Cupiditas excessum habere posset, posset ergo humana natura, in se sola considerata, se ipsam excedere, sive plus posset, quam potest, quod manifesta est contradictio; ac proinde haec Cupiditas excessum habere nequit. Q.E.D.

PROPOSITIO 62

Quatenus Mens ex rationis dictamine res concipit, aeque afficitur, sive idea sit rei futurae, vel praeteritae, sive praesentis.

DEMONSTRATIO

Quicquid Mens ducente ratione concipit, id omne sub eadem aeternitatis, seu necessitatis specie concipit (per Coroll. 2 Prop. 44 p. 2), eademque certitudine afficitur (per Prop. 43 p. 2 & ejus Schol.). Quare, sive idea sit rei futurae, vel praeteritae, sive praesentis, Mens eadem necessitate rem concipit, eademque certitudine afficitur, &, sive idea sit rei futurae, vel praeteritae, sive praesentis, erit nihilominus aeque vera (per Prop. 41 p. 2), hoc est (per Defin. 4 p. 2), habebit nihilominus semper easdem ideae adaequatae proprietates; atque adeo quatenus Mens ex rationis dictamine res concipit, eodem modo afficitur, sive idea sit rei futurae, vel praeteritae, sive praesentis. Q.E.D.

SCHOLIUM

Si nos de rerum duratione adaequatam cognitionem habere, earumque existendi tempora ratione determinare possemus, eodem affectu res futuras, ac praesentes contemplaremur, & bonum, quod Mens ut futurum conciperet, perinde, ac praesens, appeteret, & consequenter bonum praesens minus pro majori bono futuro necessario negligeret, & quod in praesenti bonum esset, sed causa futuri alicujus mali, minime appeteret, ut mox demonstrabimus. Sed nos de duratione rerum (per Prop. 31 p. 2) non nisi admodum inadaequatam cognitionem habere possumus, & rerum existendi tempora (per Schol. Prop. 44 p. 2) sola imaginatione determinamus, quae non aeque afficitur imagine rei praesentis, ac futurae; unde fit, ut vera boni, & mali cognitio, quam habemus, non nisi abstracta, sive universalis sit, & judicium, quod de rerum ordine, & causarum nexu facimus, ut determinare possimus, quid nobis in praesenti bonum, aut malum sit, sit potius imaginarium, quam reale; atque adeo mirum non est, si Cupiditas, quae ex boni, & mali cognitione, quatenus haec futurum prospicit, oritur, facilius rerum Cupiditate, quae in praesentia suaves sunt, coerceri potest, de quo vide Propositionem 16 hujus Partis.

PROPOSITIO 63

Qui Metu ducitur, & bonum, ut malum vitet, agit, is ratione non ducitur.

DEMONSTRATIO

Omnes affectus, qui ad Mentem, quatenus agit, hoc est (per Prop. 3 p. 3), qui ad rationem referuntur, nulli alii sunt, quam affectus Laetitiae, & Cupiditatis (per Prop. 59 p. 3); atque adeo (per Defin. 13 Affect.) qui Metu ducitur, & bonum timore mali agit, is ratione non ducitur. Q.E.D.

SCHOLIUM

Superstitiosi, qui vitia exprobrare magis, quam virtutes docere norunt, & qui homines non ratione ducere, sed Metu ita continere student, ut malum potius fugiant, quam virtutes ament, nil aliud intendunt, quam ut reliqui aeque, ac ipsi, fiant miseri, & ideo non mirum, si plerumque molesti, & odiosi sint hominibus.

COROLLARIUM

Cupiditate, quae ex ratione oritur, bonum directe sequimur, & malum indirecte fugimus.

DEMONSTRATIO

Nam Cupiditas, quae ex ratione oritur, ex solo Laetitiae affectu, quae passio non est, oriri potest (per Prop. 59 p. 3), hoc est, ex Laetitia, quae excessum habere nequit (per Prop. 61 hujus); non autem ex Tristitia, ac proinde haec Cupiditas (per Prop. 8 hujus) ex cognitione boni, non autem mali oritur; atque adeo ex ductu rationis bonum directe appetimus, & eatenus tantum malum fugimus. Q.E.D.

SCHOLIUM

Explicatur hoc Corollarium exemplo aegri, & sani. Comedit aeger id, quod aversatur, timore mortis; sanus autem cibo gaudet, & vita sic melius fruitur, quam si mortem timeret, eamque directe vitare cuperet. Sic judex, qui non Odio, aut Ira, &c., sed solo Amore salutis publicae reum mortis damnat, sola ratione ducitur.

PROPOSITIO 64

Cognitio mali cognitio est inadaequata.

DEMONSTRATIO

Cognitio mali (per Prop. 8 hujus) est ipsa Tristitia, quatenus ejusdem sumus conscii. Tristitia autem est transitio ad minorem perfectionem (per Defin. 3 Affect.), quae propterea per ipsam hominis essentiam intelligi nequit (per Prop. 6 & 7 p. 3); ac proinde (per Defin. 2 p. 3) passio est, quae (per Prop. 3 p. 3) ab ideis inadaequatis pendet, & consequenter (per Prop. 29 p. 2) ejus cognitio, nempe mali cognitio, est inadaequata. Q.E.D.

COROLLARIUM

Hinc sequitur, quod si Mens humana non, nisi adaequatas, haberet ideas, nullam mali formaret notionem.

PROPOSITIO 65

De duobus bonis majus, & de duobus malis minus ex rationis ductu sequemur.

DEMONSTRATIO

Bonum, quod impedit, quominus majore bono fruamur, est revera malum; malum enim, & bonum (ut in Praefat. hujus ostendimus) de rebus dicitur, quatenus easdem ad invicem comparamus, & (per eandem rationem) malum minus revera bonum est, quare (per Coroll. Prop. 63) ex rationis ductu bonum tantum majus, & malum minus appetemus, seu sequemur. Q.E.D.

COROLLARIUM

Malum minus pro majore bono ex rationis ductu sequemur, & bonum minus, quod causa est majoris mali, negligemus. Nam malum, quod hic dicitur minus, revera bonum est, & bonum contra malum, quare (per Coroll. Prop. 63) illud appetemus, & hoc negligemus. Q.E.D.

PROPOSITIO 66

Bonum majus futurum prae minore praesenti, & malum praesens minus prae quod causa est majori alicujus mali ex rationis ductu appetemus.

DEMONSTRATIO

Si Mens rei futurae adaequatam posset habere cognitionem, eodem affectu erga rem futuram, ac erga praesentem afficeretur (per Prop. 62 hujus); quare quatenus ad ipsam rationem attendimus, ut in hac Propositione nos facere supponimus, res eadem est, sive majus bonum, vel malum futurum, sive praesens supponatur; ac proinde (per Prop. 65 hujus) bonum futurum majus prae minore praesenti &c. appetemus. Q.E.D.

COROLLARIUM

Malum praesens minus, quod est causa majoris futuri boni, ex rationis ductu appetemus, & bonum praesens minus, quod causa est majoris futuri mali, negligemus. Hoc Coroll. se habet ad praeced. Prop. ut Coroll. Prop. 65 ad ipsam Prop. 65.

SCHOLIUM

Si igitur haec cum iis conferantur, quae in hac Parte usque ad Propositionem 18 de affectuum viribus ostendimus, facile videbimus, quid homo, qui solo affectu, seu opinione, homini, qui ratione ducitur, intersit. Ille enim, velit nolit, ea, quae maxime ignorat, agit; hic autem nemini, nisi sibi, morem gerit, & ea tantum agit, quae in vita prima esse novit, quaeque propterea maxime cupit, & ideo illum servum, hunc autem liberum voco, de cujus ingenio, & vivendi ratione pauca adhuc notare libet.

PROPOSITIO 67

Homo liber de nulla re minus, quam de morte cogitat, & ejus sapientia non mortis, sed vitae meditatio est.

DEMONSTRATIO

Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit, mortis Metu non ducitur (per Prop. 63 hujus); sed bonum directe cupit (per Coroll. ejusdem Prop.), hoc est (per Prop. 24 hujus), agere, vivere, suum esse conservare ex fundamento proprium utile quaerendi; atque adeo nihil minus, quam de morte cogitat; sed ejus sapientia vitae est meditatio. Q.E.D.

PROPOSITIO 68

Si homines liberi nascerentur, nullum boni, & mali formarent conceptum, quamdiu liberi essent.

DEMONSTRATIO

Illum liberum esse dixi, qui sola ducitur ratione; qui itaque liber nascitur, & liber manet, non nisi adaequatas ideas habet, ac proinde mali conceptum habet nullum (per Coroll. Prop. 64 hujus), & consequenter (nam bonum, & malum correlata sunt) neque boni. Q.E.D.

SCHOLIUM

Hujus Propositionis Hypothesin falsam esse, nec posse concipi, nisi quatenus ad solam naturam humanam, seu potius ad Deum attendimus, non quatenus infinitus, sed quatenus tantummodo causa est, cur homo existat, patet ex Propositione 4 hujus Partis. Atque hoc, & alia, quae jam demonstravimus, videntur a Mose significari in illa primi hominis historia. In ea enim nulla alia Dei potentia concipitur, quam illa, qua hominem creavit, hoc est, potentia, qua hominis solummodo utilitati consuluit, atque eatenus narratur, quod Deus homini libero prohibuerit, ne de arbore cognitionis boni, & mali comederet, & quod, simulac de ea comederet, statim mortem metueret potius, quam vivere cuperet. Deinde, quod inventa ab homine uxore, quae cum sua natura prorsus conveniebat, cognovit nihil posse in natura dari, quod ipsi posset illa esse utilius; sed quod, postquam bruta sibi similia esse credidit, statim eorum affectus imitari inceperit (vide Prop. 27 p. 3), & libertatem suam amittere, quam Patriarchae postea recuperaverunt, ducti Spiritu Christi, hoc est, Dei idea, a qua sola pendet, ut homo liber sit, & ut bonum, quod sibi cupit, reliquis hominibus cupiat, ut supra (per Prop. 37 hujus) demonstravimus.

PROPOSITIO 69

Hominis liberi virtus aeque magna cernitur in declinandis, quam in superandis periculis.

DEMONSTRATIO

Affectus coerceri, nec tolli potest, nisi affectu contrario, & fortiore affectu coercendo (per Prop. 7 hujus). At caeca Audacia & Metus affectus sunt, qui aeque magni possunt concipi (per Prop. 5 & 3 hujus). Ergo aeque magna animi virtus, seu fortitudo (hujus définitionem vide in Schol. Prop. 59 p. 3) requiritur ad Audaciam, quam ad Metum coercendum, hoc est (per Defin. 40 & 41 Affect.), homo liber eadem animi virtute pericula declinat, qua eadem superare tentat. Q.E.D.

COROLLARIUM

Homini igitur libero aeque magnae Animositati fuga in tempore, ac pugna ducitur: sive homo liber eadem Animositate, seu animi praesentia, qua certamen, fugam eligit.

SCHOLIUM

Quid Animositas sit, vel quid per ipsam intelligam, in Scholio Prop. 59 p. 3 explicui. Per periculum autem id omne intelligo, quod potest esse causa alicujus mali, nempe Tristitiae, Odii, Discordiae, &c.

PROPOSITIO 70

Homo liber, qui inter ignaros vivit, eorum, quantum potest, beneficia declinare studet.

DEMONSTRATIO

Unusquisque ex suo ingenio judicat, quid bonum sit (vide Schol. Prop. 39 p. 3); ignarus igitur, qui in aliquem beneficium contulit, id ex suo ingenio aestimabit, & si minoris ab eo, cui datum est, aestimari videt, contristabitur (per Prop. 42 p. 3). At homo liber reliquos homines amicitia sibi jungere (per Prop. 37 hujus), nec paria hominibus beneficia ex eorum affectu referre, sed se, & reliquos libero rationis judicio ducere, & ea tantum agere studet, quae ipse prima esse novit: ergo homo liber, ne ignaris odio sit, & ne eorum appetitui, sed soli rationi obsequatur, eorum beneficia, quantum potest, declinare conabitur. Q.E.D.

SCHOLIUM

Dico quantum potest. Nam quamvis homines ignari sint, sunt tamen homines, qui in necessitatibus humanum auxilium, quo nullum praestabilius est, adferre queunt; atque adeo saepe fit, ut necesse sit ab iisdem beneficium accipere, & consequenter iisdem contra ex eorum ingenio congratulari; ad quod accedit, quod etiam in declinandis beneficiis cautio esse debet, ne videamur eosdem contemnere, vel prae Avaritia remunerationem timere, atque ita dum eorum Odium fugimus, eo ipso in eorum offensionem incurramus. Quare in declinandis beneficiis ratio utilis, & honesti habenda est.

PROPOSITIO 71

Soli homines liberi erga invicem gratissimi sunt.

DEMONSTRATIO

Soli homines liberi sibi invicem utilissimi sunt, & maxima amicitiae necessitudine invicem junguntur (per Prop. 35 hujus, & ejus Coroll. 1), parique amoris studio sibi invicem benefacere conantur (per Prop. 37 hujus); adeoque (per Defin. 34 Affect.) soli homines liberi erga se invicem gratissimi sunt. Q.E.D.

SCHOLIUM

Gratia, quam homines, qui caeca Cupiditate ducuntur, invicem habent, mercatura, seu aucupium potius, quam gratia plerumque est. Porro ingratitudo affectus non est. Est tamen ingratitudo turpis, quia plerumque hominem nimio Odio, Ira, vel Superbia, vel Avaritia &c. affectum esse indicat. Nam qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, & multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius furta celet, vel alterius similis. Nam hic contra animum habere constantem ostendit, qui scilicet se nullis donis ad suam, vel communem perniciem patitur corrumpi.

PROPOSITIO 72

Homo liber nunquam dolo malo, sed semper cum fide agit.

DEMONSTRATIO

Si liber homo quicquam dolo malo, quatenus liber est, ageret, id ex dictamine rationis ageret (nam eatenus tantum liber a nobis appellatur): atque adeo dolo malo agere virtus esset (per Prop. 24 hujus), & consequenter (per eandem Prop.) unicuique ad suum esse conservandum consultius esset, dolo malo agere, hoc est (ut per se notum), hominibus consultius esset verbis solummodo convenire, re autem invicem esse contrarios, quod (per Coroll. Prop. 31 hujus) est absurdum. Ergo homo liber &c. Q.E.D.

SCHOLIUM

Si jam quaeratur, quid si homo se perfidia a praesenti mortis periculo posset liberare, an non ratio suum esse conservandi omnino suadet, ut perfidus sit? Respondebitur eodem modo, quod si ratio id suadeat, suadet ergo id omnibus hominibus, atque adeo ratio omnino suadet hominibus, ne nisi dolo malo paciscantur, vires conjungere, & jura habere communia, hoc est, ne revera jura habeant communia, quod est absurdum.

PROPOSITIO 73

Homo qui ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi decreto vivit, quam in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est.

DEMONSTRATIO

Homo, qui ratione ducitur, non ducitur Metu ad obtemperandum (per Prop. 63 hujus); sed quatenus suum esse ex rationis dictamine conservare conatur, hoc est (per Schol. Prop. 66 hujus), quatenus libere vivere conatur, communis vitae, & utilitatis rationem tenere (per Prop. 37 hujus), & consequenter (ut in Schol. 2 Prop. 37 hujus ostendimus) ex communi civitatis decreto vivere cupit. Cupit ergo homo, qui ratione ducitur, ut liberius vivat, communia civitatis jura tenere. Q.E.D.

SCHOLIUM

Haec, & similia, quae de vera hominis libertate ostendimus, ad Fortitudinem, hoc est (per Schol. Prop. 59 p. 3) ad Animositatem, & Generositatem referuntur. Nec operae pretium duco, omnes Fortitudinis proprietates hic seperatim demonstrare, & multo minus, quod vir fortis neminem odio habeat, nemini irascatur, invideat, indignetur, neminem despiciat, minimeque superbiat. Nam haec, & omnia, quae ad veram vitam, & Religionem spectant, facile ex Propositione 37 & 46 hujus Partis convincuntur; nempe quod Odium Amore contra vincendum sit, & quod unusquisque, qui ratione ducitur, bonum, quod sibi appetit, reliquis etiam ut sit, cupiat. Ad quod accedit id, quod in Scholio Propositionis 50 hujus Partis, & aliis in locis notavimus, quod scilicet vir fortis hoc apprime consideret, nempe quod omnia ex necessitate divinae naturae sequantur, ac proinde quicquid molestum, & malum esse cogitat, & quicquid praeterea impium, horrendum, injustum, & turpe videtur, ex eo oritur, quod res ipsas perturbate, mutilate, & confuse concipit; & hac de causa apprime conatur res, ut in se sunt, concipere, & vexae cognitionis impedimenta amovere, ut sunt Odium, Ira, Invidia, Irrisio, Superbia, & reliqua hujusmodi, quae in praecedentibus notavimus; atque adeo, quantum potest, conatur, uti diximus, bene agere, & laetari. Quousque autem humana virtus ad haec consequenda se extendat, & quid possit, in sequenti Parte demonstrabo.

APPENDIX

Quae in hac Parte de recta vivendi ratione tradidi, non sunt ita disposita, ut uno aspectu videri possint; sed disperse a me demonstrata sunt, prout scilicet unum ex alio facilius deducere potuerim. Eadem igitur hic recolligere, & ad summa capita redigere proposui.

CAPUT 1

Omnes nostri conatus, seu Cupiditates ex necessitate nostrae naturae ita sequuntur, ut vel per ipsam solam, tanquam per proximam suam causam, possint intelligi, vel quatenus naturae sumus pars, quae per se absque aliis individuis non potest adaequate concipi.

CAPUT 2

Cupiditates, quae ex nostra natura ita sequuntur, ut per ipsam solam possit intelligi, sunt illae, quae ad Mentem referuntur, quatenus haec ideis adaequatis constare concipitur; reliquae vero Cupiditates ad Mentem non referuntur, nisi quatenus res inadaequate concipit, & quarum vis, & incrementum non humana, sed rerum, quae extra nos sunt, potentia definiri debet; & ideo illae recte actiones, hae autem passiones vocantur; illae namque nostram potentiam semper indicant, & hae contra nostram impotentiam, & mutilatam cognitionem.

CAPUT 3

Nostrae actiones, hoc est, Cupiditates illae, quae hominis potentia, seu ratione definiuntur, semper bonae sunt, reliquae autem tam bonae, quam malae possunt esse.

CAPUT 4

In vita itaque apprime utile est, intellectum, seu rationem, quantum possumus, perficere, & in hoc uno summa hominis felicitas, seu beatitudo consistit; quippe beatitudo nihil aliud est, quam ipsa animi acquiescentia, quae ex Dei intuitiva cognitione oritur: at intellectum perficere nihil etiam aliud est, quam Deum, Deique attributa, & actiones, quae ex ipsius naturae necessitate consequuntur, intelligere. Quare hominis, qui ratione ducitur, finis ultimus, hoc est, summa Cupiditas, qua reliquas omnes moderari studet, est illa, qua fertur ad se, resque omnes, quae sub ipsius intelligentiam cadere possunt, adaequate concipiendum.

CAPUT 5

Nulla igitur vita vitalis est sine intelligentia, & res eatenus tantum bonae sunt, quatenus hominem juvant, ut Mentis vita fruatur, quae intelligentia definitur. Quae autem contra impediunt, quominus homo rationem perficere, & rationali vita frui possit, eas solummodo malas esse dicimus.

CAPUT 6

Sed quia omnia illa, quorum homo efficiens est causa, necessario bona sunt, nihil ergo mali homini evenire potest, nisi a causis externis; nempe quatenus pars est totius naturae, cujus legibus humana natura obtemperare, & cui infinitis modis pene sese accommodare cogitur.

CAPUT 7

Nec fieri potest, ut homo non sit naturae pars, & communem ejus ordinem non sequatur; sed si inter talia individua versetur, quae cum ipsius hominis natura conveniunt, eo ipso hominis agendi potentia juvabitur, & fovebitur. At si contra inter talia sit, quae cum ipsius natura minime conveniunt, vix absque magna ipsius mutatione iisdem sese accommodare poterit.

CAPUT 8

Quicquid in rerum natura datur, quod judicamus malum esse, sive posse impedire, quominus existere, & vita rationali frui queamus, id a nobis removere ea via, quae securior videtur, licet, & quicquid contra datur, quod judicamus bonum, sive utile esse ad nostrum esse conservandum, & vita rationali fruendum, id ad nostrum usum capere, & eo quocumque modo uti nobis licet; & absolute id unicuique summo naturae jure facere licet, quod ad ipsius utilitatem conferre judicat.

CAPUT 9

Nihil magis cum natura alicujus rei convenire potest, quam reliqua ejusdem speciei individua; adeoque (per Caput 7) nihil homini ad suum esse conservandum, & vita rationali fruendum utilius datur, quam homo, qui ratione ducitur. Deinde quia inter res singulares nihil novimus, quod homine, qui ratione ducitur, sit praestantius, nulla ergo re magis potest unusquisque ostendere, quantum arte, & ingenio valeat, quam in horninibus ita educandis, ut tandem ex proprio rationis imperio vivant.

CAPUT 10

Quatenus homines Invidia, aut aliquo Odii affectu in se invicem feruntur, eatenus invicem contrarii sunt, & consequenter eo magis tirnendi, quo plus possunt, quam reliqua naturae individua.

CAPUT 11

Animi tamen non armis, sed Amore, & Generositate vincuntur.

CAPUT 12

Hominibus apprime utile est, consuetudines jungere, seseque iis vinculis astringere, quibus aptius de se omnibus unum efficiant, & absolute ea agere, quae firmandis amicitiis inserviunt.

CAPUT 13

Sed ad haec ars, & vigilantia requiritur. Sunt enim homines varii (nam rari sunt, qui ex rationis praescripto vivunt), & tamen plerumque invidi, & magis ad vindictam, quam ad Misericordiam proclives. Unumquemque igitur ex ipsius ingenio ferre, & sese continere, ne eorum affectus imitetur, singularis animi potentiae opus est. At qui contra homines carpere, & vitia potius exprobrare, quam virtutes docere, & hominum animos non firmare, sed frangere norunt, ii & sibi, & reliquis molesti sunt; unde multi prae nimia scilicet animi impatientia, falsoque religionis studio, inter bruta potius, quam inter homines vivere maluerunt; ut pueri, vel adolescentes, qui parentum jurgia aequo animo ferre nequeunt, militatum confugiunt, & incommoda belli, & imperium tyrannidis prae domesticis commodis, & paternis admonitionibus eligunt, & quidvis oneris sibi imponi patiuntur, dummodo parentes ulciscantur.

CAPUT 14

Quamvis igitur homines omnia plerumque ex sua libidine moderentur, ex eorum tamen communi societate multo plura commoda, quam damna sequuntur. Quare satius est eorum injurias aequo animo ferre, & studium iis adhibere, quae concordiae, & amicitiae conciliandae inserviunt.

CAPUT 15

Quae concordiam gignunt, sunt illa, quae ad justitiam, aequitatem, & honestatem referuntur. Nam homines praeter id, quod injustum, & iniquum est, etiam aegre ferunt, quod turpe habetur, sive quod aliquis receptos civitatis mores aspernatur. Amori autem concilitando illa apprime necessaria sunt, quae ad Religionem, & Pietatem spectant. De quibus vide Schol. 1 & 2 Prop. 37 & Schol. Prop. 46 & Schol. Prop. 73 p. 4.

CAPUT 16

Solet praeterea concordia ex Metu plerumque gigni, sed sine fide. Adde, quod Metus ex animi impotentia oritur, & propterea ad rationis usum non pertinet; ut nec Commiseratio, quamvis Pietatis speciem prae se ferre videatur.

CAPUT 17

Vincuntur praeterea homines etiam largitate, praecipue ii, qui non habent, unde comparare possint illa, quae ad vitam sustentandam necessaria sunt. Attamen unicuique indigenti auxilium ferre, vires & utilitatem viri privati longe superat. Divitiae namque viri privati longe impares sunt ad id suppeditandum. Unius praeterea viri facultas limitatior est, quam ut omnes sibi possit amicitia jungere; quare pauperum cura integrae societati incumbit, & ad communem tantum utilitatem spectat.

CAPUT 18

In beneficiis accipiendis, & gratia referenda alia prorsus debet esse cura, de qua vide Schol. Prop. 70 & Schol. Prop. 71 p. 4.

CAPUT 19

Amor praeterea meretricius, hoc est, generandi libido, quae ex forma oritur, & absolute omnis Amor, qui aliam causam praeter animi libertatem agnoscit, facile in Odium transit, nisi, quod pejus est, species delirii sit, atque tum magis discordiâ, quam concordiâ fovetur. Vide Coroll. Prop. 31 p. 3.

CAPUT 20

Ad matrimonium quod attinet, certum est, ipsum cum ratione convenire, si Cupiditas miscendi corpora non ex sola forma, sed etiam ex Amore liberos procreandi, & sapienter educandi, ingeneretur; & praeterea, si utriusque, viri scilicet & foeminae, Amor, non solam formam, sed animi praecipue libertatem pro causa habeat.

CAPUT 21

Gignit praeterea adulatio concordiam, sed foedo servitutis crimine, vel perfidia; nulli quippe magis adulatione capiuntur, quam superbi, qui primi esse volunt, nec sunt.

CAPUT 22

Abjectioni falsa pietatis, & religionis species inest. Et quamvis Abjectio Superbiae sit contraria, est tamen abjectus superbo proximus. Vide Schol. Prop. 57 p. 4.

CAPUT 23

Confert praeterea concordiae Pudor in iis tantum, quae celari non possunt. Deinde, quia ipse Pudor species est Tristitiae, ad rationis usum non spectat.

CAPUT 24

Caeteri Tristitiae erga homines affectus directe justitiae, aequitati, honestati, pietati, & religioni opponuntur, &, quamvis Indignatio aequitatis speciem prae se ferre videatur, ibi tamen sine lege vivitur, ubi unicuique de factis alterius judicium ferre, & suum, vel alterius jus vindicare licet.

CAPUT 25

Modestia, hoc est, Cupiditas hominibus placendi, quae ex ratione determinatur, ad Pietatem (ut in Schol. 1 Prop. 37 p. 4 diximus) refertur. Sed, si ex affectu oriatur, Ambitio est, sive Cupiditas, qua homines falsa Pietatis imagine plerumque discordias, & seditiones concitant. Nam qui reliquos consilio, aut re juvare cupit, ut simul summo fruantur bono, is apprime studebit, eorum sibi Amorem conciliare; non autem eos in admirationem traducere, ut disciplina ex ipso habeat vocabulum, nec ullas absolute Invidiae causas dare. In communibus deinde colloquiis cavebit hominum vitia referre, & de humana impotentia non nisi parce loqui curabit: at largiter de humana virtute, seu potentia, & qua via possit perfici, ut sic homines, non ex Metu, aut aversione, sed solo Laetitiae affectu moti, ex rationis praescripto, quantum in se est, conentur vivere.

CAPUT 26

Praeter homines nihil singulare in natura novimus, cujus Mente gaudere, & quod nobis amicitia, aut aliquo consuetudinis genere jungere possumus; adeoque quicquid in rerum natura extra homines datur, id nostrae utilitatis ratio conservare non postulat; sed pro ejus vario usu conservare, destruere, vel quocunque modo ad nostrum usum adaptare nos docet.

CAPUT 27

Utilitas, quam ex rebus, quae extra nos sunt, capimus, est praeter experientiam, & cognitionem, quam acquirimus ex eo, quod easdem observamus, & ex his formis in alias mutamus, praecipua corporis conservatio; & hac ratione res illae imprimis utiles sunt, quae Corpus ita alere, & nutrire possunt, ut ejus omnes partes officio suo recte fungi queant. Nam quo Corpus aptius est, ut pluribus modis possit affici, & corpora externa pluribus modis afficere, eo Mens ad cogitandum est aptior (vide Prop. 38 & 39 p. 4). At hujus notae perpauca in natura esse videntur, quare ad Corpus, ut requiritur, nutriendum necesse est multis naturae diversae alimentis uti. Quippe humanum Corpus ex plurimis diversae naturae partibus componitur, quae continuo alimento indigent, & vario, ut totum Corpus ad omnia, quae ex ipsius natura sequi possunt, aeque aptum sic, & consequenter ut Mens etiam aeque apta sit ad plura concipiendum.

CAPUT 28

Ad haec autem comparandum vix uniuscujusque vires sufficerent, nisi homines operas mutuas traderent. Verum omnium rerum compendium pecunia attulit, unde factum, ut ejus imago Mentem vulgi maxime occupare soleat; quia vix ullam Laetitiae speciem imaginari possunt, nisi concomitante nummorum idea, tanquam causa.

CAPUT 29

Sed hoc vitium eorum tantum est, qui non ex indigentia, nec propter necessitates nummos quaerunt; sed quia lucri artes didicerunt, quibus se magnifice efferunt. Caeterum corpus ex consuetudine pascunt; sed parce, quia tantum de suis bonis se perdere credunt, quantum sui Corporis conservationi impendunt. At qui verum nummorum usum norunt, & divitiarum modum ex sola indigentia moderantur, paucis contenti vivunt.

CAPUT 30

Cum igitur res illae sint bonae, quae Corporis partes juvant, ut suo officio fungantur, & Laetitia in eo consistat, quod hominis potentia, quatenus Mente & Corpore constat, juvatur, vel augetur, sunt ergo illa omnia, quae Laetitiam afferunt, bona. Attamen, quoniam contra non eum in finem res agunt, ut nos Laetitia afficiant, nec earum agendi potentia, ex nostra utilitate temperatur, & denique, quoniam Laetitia plerumque ad unam Corporis partem potissimum refertur, habent ergo plerumque Laetitiae affectus (nisi ratio, & vigilantia adsit), & consequenter Cupiditates etiam, quae ex iisdem generantur, excessum; ad quod accedit, quod ex affectu id primum habeamus, quod in praesenti suave est, nec futura aequali animi affectu aestimare possumus. Vide Schol. Prop. 44 & Schol. Prop. 60 p. 4.

CAPUT 31

At superstitio id contra videtur statuere bonum esse, quod Tristitiam, & id contra malum, quod Laetitiam affert. Sed, ut jam diximus (vide Schol. Prop. 45 p. 4), nemo, nisi invidus, mea impotentia, & incommodo delectatur. Nam quo majori Laetitia afficimur, eo ad majorem perfectionem transimus; & consequenter eo magis de natura divina participamus, nec Laetitia unquam mala esse potest, quam nostrae utilitatis vera ratio moderatur. At qui contra Metu ducitur, & bonum, ut malum vitet, agit, is ratione non ducitur.

CAPUT32

Sed humana potentia admodum limitata est, & a potentia causarum externarum infinite superatur; atque adeo potestatem absolutam non habemus, res, quae extra nos sunt, ad nostrum usum aptandi. Attamen ea, quae nobis eveniunt contra id, quod nostrae utilitatis ratio postulat, aequo animo feremus, si conscii simus nos functos nostro officio fuisse, & potentiam, quam habemus, non potuisse se eo usque extendere, ut eadem vitare possemus, nosque partem totius naturae esse, cujus ordinem sequimur. Quod si clare, & distincte intelligamus, pars illa nostri, quae intelligentia definitur, hoc est, pars melior nostri in eo plane acquiescet, & in ea acquiescentia perseverare conabitur. Nam, quatenus intelligimus, nihil appetere, nisi id, quod necessarium est, nec absolute, nisi in veris acquiescere possumus; adeoque quatenus haec recte intelligimus, eatenus conatus melioris partis nostri cum ordine totius naturae convenit.