Ce travail a pour point de départ une demande de membres du tout nouveau syndicat des scaphandriers autour de leurs « compétences » dans l’objectif de rédiger la convention collective de la profession naissante qui soit au plus près des réalités de l’activité. Cette demande est adressée, dans un premier temps, à l’équipe de formation du Master d’ergonomie de l’Université d’Orléans.
La disparition du laboratoire d’accueil pressenti pour ce projet a fait évoluer le partenariat vers une collaboration plus implicite, un terrain davantage filé sur des lieux d’intervention, sur des chantiers et dans des écoles de formation qui vont, à partir de 2014, décerner le titre professionnel (2014). Ce titre entérine à la fois l’existence de la profession et une formation diplômante que j’ai étudiée par une ethnographie des cultures matérielles des sujets-scaphandriers durant huit années. Les matériaux ethnographiques ont été collectés sans « participation observante ». J’ai partagé, avec les travailleurs, de longs moments sur les chantiers ou en interventions plus ponctuelles, observé les stagiaires dans le cadre de leur formation (plusieurs semaines à différents moments de la formation) et réalisé des entretiens approfondis en situation de face-à-face avec différents sujets du réseau d’actions sur les actions des autres (femmes de scaphandriers, préventeur, employeurs, interlocutrice de la Direction générale du travail, syndicalistes, stagiaires, scaphandriers classe 2A).
La recherche sur des scaphandriers était pour moi l’occasion d’interroger mes thématiques mapistes en me risquant à considérer les environnements hostiles, dans lesquels s’immergent les travailleurs, comme un verre grossissant pour l’analyse des rencontres des matières (sujet, objet, environnement), de la formation de sujets-scaphandriers (ceux des travaux publics), de la place de la culture matérielle dans les réseaux d’actions sur les actions des autres. La prise au sérieux de la culture matérielle – comprise non pas comme somme d’objets matériels, mais bien comme le fruit de relations entre les sujets et les objets et qui n’est pas restreinte aux objets du travail, comprise donc comme matières à former – des scaphandriers conduit à explorer le rapport aux environnements hostiles à partir d’expériences sensori-affectivo-cognitivo-motrices du travail spécifiques. Cette approche invite à revisiter la catégorie du risque, inopérante aux yeux des professionnels concernés, dans un contexte où l’imprévisible domine. Il s’agit alors pour les scaphandriers de développer une sensorialité fine, comprenant des « sens de » l’immersion et de l’intuition notamment, qui visera à pouvoir se sortir des situations les plus problématiques. La formation, qui s’affiche comme formation à la sécurité, est alors surtout l’occasion d’une déconstruction-reconstruction de la sensorialité et de la motricité mises à l’épreuve par des matières venant ainsi sanctionner durement les apprentissages des stagiaires. Équipement – véritable mais indispensable harnachement au service de la production d’un travail dans lequel j’intègre ce que d’aucuns considèrent comme des outils ou instruments –, conditions matérielles d’un travail réalisé malgré une pénurie de matériaux et parfois d’outils, liquides dans lesquels les scaphandriers s’immergent et corps s’articulent ainsi tant bien que mal. Dans ce contexte, les élèves scaphandriers apprennent à déléguer, non sans mal, des pans entiers de leur sensorialité et de leur cognition à leurs collègues (le collectif de travail est constitué d’un minimum légal de trois scaphandriers qui tournent sur les trois postes de plongeur, de surveillant de plongée et de tendeur-plongeur secours) pour assurer et la sécurité des humains et la réussite du travail. L’analyse de la respiration, par exemple, illustre comment la culture matérielle des scaphandriers articule le vital et le social, en étant impliquée dans un travail sur soi de chacun des scaphandriers, la dépendance essentielle aux autres membres des collectifs de travail et l’évaluation du travail en train de se faire. Les différents couplages et découplages aux matières participent ainsi à la construction de sujets particuliers qui, malgré les idiosyncrasies, tendent à être faits du même bois et participent de la formation d’un savoir-faire-ensemble collectif. S’il y a partage de savoir-faire, ce n’est pas tant parce qu’ils seraient communs à la profession, que parce que chacun des trois scaphandriers concernés par une intervention participe à la construction d’un savoir-intervenir en milieu subaquatique. Ainsi, le savoir-faire n’est pas le fait de l’un ou l’autre, mais de l’articulation des cognitions, des incorporations et sensations du trio dans une situation donnée.
Si cette recherche n’a pu être réalisée collectivement, j’ai toutefois sollicité, à différentes reprises, des collègues pour échanger sur des aspects précis qui émergeaient de cet objet et m’incitaient à questionner d’autres disciplines ou d’autres professions comparables au moins à certains égards. Les questions de la sensorialité (É. Lalo, neuroscientifique), des apprentissages (É. Lalo et D. Nourrit, psychologue des apprentissages moteurs), de la transmission dans la formation professionnelle (H. Munz, ethnologue), des environnements hostiles et du couplage à la technique (C. Moricot, socio- anthropologue) ont ainsi fait l’objet d’échanges pluridisciplinaires ou de comparaison de terrains d’enquête.