[…] Comme tu y reviens plusieurs fois, à mes ongles, je vais t’expliquer. On peut toujours dire que ma mère me les coupait, et que c’est lié à Œdipe et à la castration (interprétation grotesque, mais psychanalytique). On peut remarquer aussi, en observant l’extrémité de mes doigts, que me manquent les empreintes digitales ordinairement protectrices, si bien que toucher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m’est une douleur nerveuse qui exige la protection d’ongles longs (interprétation tératologique et sélectionniste). On peut dire encore, et c’est vrai, que mon rêve est d’être non pas invisible, mais imperceptible, et que je compense ce rêve par la possession d’ongles que je peux mettre dans ma poche, si bien que rien ne me paraît plus choquant que quelqu’un qui les regarde (interprétation psycho-sociologique). On peut dire enfin : « Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont à toi ; si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux » (interprétation politique, Darien). […]
Gilles Deleuze, « Lettre à un critique sévère », Pourparlers 1972-1990, p. 13-14.