AXE TRANSVERSAL : ÉCOLOGIE HISTORIQUE DES FORÊTS ET DES PAYSAGES

 

De plus en plus, l’écologie prend en compte les activités humaines et l’historicité des systèmes écologiques qu’elle étudie[1]. Par ailleurs, de nouvelles questions de recherche se posent, auxquelles il est urgent de répondre, face à la rapidité des mutations socio-économiques et des changements globaux. Ces questions mobilisent différents champs disciplinaires autour d’un objet commun, la dynamique des interactions entre sociétés et écosystèmes à différentes échelles spatiales et temporelles. Au-delà des aspects purement « écologiques », il faut saisir comment les sociétés aménagent leurs territoires et y exercent leurs activités en fonction des représentations qu’elles s’en font et, réciproquement, comment elles l’interprètent et le regardent en fonction de la manière dont elles l’aménagent, le mettent en valeur, y déploient leurs pratiques productives et ludiques. Pour comprendre le présent, il faut le remettre en perspective avec les lignes d’évolution du passé. Chaque écosystème dépend, pour sa capacité à produire des ressources, de l’héritage écologique des modes d’exploitation antérieurement conduits[2]. L’histoire et l’archéologie, en étudiant les civilisations du passé et leurs rapports à leur environnement, nous renseignent sur la manière dont elles ont exploité les écosystèmes et aménagé les paysages et, donc, sur les origines de ce dont nous avons hérité[3]. Certaines de ces civilisations ont provoqué des crises écologiques et économiques majeures, au point de provoquer leur effondrement ; d’autres au contraire ont su enrayer ces crises de manière durable[4]. L’histoire de la sylviculture/agriculture et de l’aménagement du territoire est avant tout l’histoire d’une certaine « domestication » des écosystèmes par les sociétés humaines, de la dynamique de systèmes anthropisés. En permettant l’analyse compréhensive de la dynamique passée et actuelle des écosystèmes et des paysages, l’écologie historique offre une opportunité unique pour prédire la dynamique à venir de nos systèmes et espaces de production.

 

  1. IMPACT DES USAGES ANCIENS DU SOL SUR LE COMPLEXE SOL-VEGETATION ACTUEL

En Europe occidentale, les sols lessivés sur limons de plateau (luvisols) constituent les terres les plus riches pour la production agricole et sylvicole. La notoriété de l’agriculture (e.g. Santerre, Vermandois, Soissonnais) et de la sylviculture (e.g. Valois, Thiérache, Compiégnois) picardes est le fait de la fertilité incomparable de ces luvisols, qui assure une productivité élevée des plantes cultivées. Le maintien de leur fertilité est un enjeu essentiel pour la durabilité de l’agriculture et de la sylviculture, qui justifie une meilleure connaissance de leurs caractéristiques physiques, chimiques et biologiques, et de leur dynamique à long terme. Les pratiques associées à l’agriculture intensive sont en effet à l’origine de la dégradation et de l’homogénéisation des propriétés physico­chimiques des horizons supérieurs labourés, lesquels sont déterminants pour la capacité des sols à assurer durablement leurs fonctions[5]. Elles sont également responsables de l’altération des services écosystémiques (e.g., recyclage des éléments nutritifs, stockage du carbone)[6].

Dans les horizons plus profonds, les dynamiques liées aux pratiques et usages sont beaucoup moins étudiées. Si la présence de communautés microbiennes y est avérée[7], nous ne savons rien des dynamiques d’échanges entre communautés superficielles et profondes, ni de leur réponse aux changements d’usage de terres sur le long terme[8]. De plus, les horizons profonds du sol constituent souvent d’importantes sources d’éléments nutritifs et les racines peuvent descendre à plusieurs mètres de profondeur dans le cas des arbres, arbustes et de certaines herbacées vivaces.

Certaines activités agricoles très anciennes (e.g. gallo-­romaines) peuvent durablement impacter les propriétés chimiques des horizons superficiels et la biodiversité végétale associée, longtemps après la recolonisation forestière[9]. Si les aspects liés aux propriétés physico-chimiques des sols (e.g., pH, teneurs en azote et carbone organique) commencent à être documentés, rien n’est encore connu pour les communautés microbiennes du sol et les métabolites secondaires fixées à la matière organique, ni pour les propriétés des horizons profonds.

Dans ce domaine, les travaux de l’unité EDYSAN portent sur la « mémoire » des sols (propriétés physiques, chimiques et biologiques héritées des usages et pratiques anciennes) à différentes profondeurs et son influence sur leur fertilité actuelle et la production de biomasse.

 

  1. DECRYPTER LA MÉMOIRE FORESTIÈRE AU PRISME DE L’ÉCOLOGIE HISTORIQUE

L’écologie historique des forêts permet d’interpréter la biodiversité actuelle comme un héritage des interactions homme-environnement du passé. Jusqu’ici, elle fait principalement appel à des approches « classiques », à l’interface entre sciences « naturelles » et sciences humaines, et est restée très descriptive[10]. Étonnamment, les théories et concepts fournis par l’écologie ont été peu mobilisés pour formaliser cette discipline et développer ses aspects interprétatifs, voire prédictifs. Par exemple, les concepts de l’écologie du paysage et de l’écologie des communautés (e.g. niche écologique, successions écologiques)[11] pourraient être utilement mobilisés. D’autre part, les récents progrès en archéosciences (archéobotanique, archéozoologie, techniques de datation, rapports isotopiques du carbone et de l’azote[12], etc.) et l’émergence de nouveaux outils (télédétection LiDAR et imagerie hyperspectrale[13], séquençage haut débit et analyse de l’ADN dégradé[14], spectroscopie de la matière organique des sols[15], etc.) ouvrent la voie pour un véritable renouveau de cette potentielle « trans-discipline », susceptible de révéler des « cachés » peu accessibles, insoupçonnés et/ou étudiés de manière séparée par des communautés scientifiques se rencontrant peu[16].

L’unité EDYSAN ambitionne de réunir des communautés scientifiques jusque-là séparées (archéologues, pédologues, géohistoriens, écologues, physiciens, chimistes, etc.) autour d’un objet commun : la forêt comme intégrateur spatio-temporel des interactions entre environnement et sociétés humaines. Il s’agira d’expérimenter des approches et des outils innovants pour reconstituer la dynamique des interactions entre l’homme et le paysage forestier au cours des temps historiques et en apprécier les impacts sur la biodiversité et le fonctionnement actuels des écosystèmes forestiers. L’ambition est de bâtir les fondations d’une nouvelle « trans-discipline » visant à analyser le présent comme modèle interprétatif du passé et interpréter le passé comme fait historique dont est issu le présent, en croisant des approches rétrospectives et prospectives recouvrant des échelles de temps et d’espace très contrastées, en intégrant les technologies modernes, notamment celles liées à l’ADN ancien et à la télédétection, et, ainsi, d’essayer de formaliser les concepts et approches en écologie historique des paysages.

 

  1. ARCHEO-INVASIONS BIOLOGIQUES

Les impacts à long terme des espèces invasives sur le fonctionnement des écosystèmes envahis restent très mal connus, en particulier dans le cas d’espèces pérennes à longue durée de vie et/ou d’écosystèmes à longs cycles de renouvellement. En effet, la recherche en écologie des invasions s’est surtout focalisée sur des espèces héliophiles pionnières, en utilisant presqu’exclusivement des comparaisons synchroniques d’écosystèmes envahis vs. non-envahis[17] ou des expérimentations de suivi post-éradication[18]. Ces approches ne permettent pas d’appréhender les conséquences à long terme des invasions changeant au fil du temps[19]. En théorie, identifier rétrospectivement des cas anciens d’invasion biologique peut aider à mieux comprendre les impacts à long terme de celles-ci et, par conséquent, aider à prédire les effets des invasions actuelles. Ceci requiert l’invention de nouvelles approches. L’écologie historique pourrait y contribuer, par la comparaison de communautés dominées ou pas une espèce cryptogénique (i.e. une espèce aux origines incertaines susceptible d’avoir été invasive dans un lointain passé).

Dans ce domaine, l’unité EDYSAN utilise une analyse rétrospective d’une « archéo-invasion » putative par une plante considérée aujourd’hui comme indigène et forestière : la petite pervenche (Vinca minor L.), pour laquelle des travaux préliminaires suggèrent que cette espèce aurait pu coloniser d’anciennes zones fortement anthropisées aux époques antique et médiévale, et s’y serait durablement maintenue une fois ces sites recolonisés par la forêt.

 

  1. CONNECTIVITÉ TEMPORELLE, RÉSILIENCE ET DYNAMIQUE DES MÉTACOMMUNAUTÉS

Si l’importance de la connectivité spatiale (i.e. proximité de forêts « sources » pour faciliter la reconquête de nouveaux boisements par les espèces forestières) a été plusieurs fois étudiée, le rôle de la continuité temporelle a souvent été négligé[20] et l’interaction entre les deux (« connectivité spatio-temporelle ») n’a quasiment jamais été étudiée. Concernant la végétation forestière, la strate herbacée est de loin la plus riche en espèces ; elle joue donc un rôle majeur dans le fonctionnement des écosystèmes forestiers tempérés[21]. Chez les plantes, beaucoup d’espèces spécialistes des habitats forestiers sont caractérisées par une faible capacité colonisatrice, en lien avec leurs faibles capacités de dispersion et/ou leur recrutement limité par des conditions d’habitat non optimales[22]. Ces espèces dites « de forêts anciennes » ont une vitesse de migration spontanée comprise entre 20 cm et 1 m par an et sont quasiment incapables de coloniser un fragment forestier récent distant de plus de 200 m d’une population source[23]. De plus, une interruption temporaire dans la continuité forestière via un épisode de mise en culture, même de courte durée, est susceptible de conduire à l’extinction locale de ces espèces[24]. Celles-ci sont donc particulièrement vulnérables aux changements d’usage des terres et aux effets du réchauffement climatique, a fortiori en contexte de fragmentation forestière et de matrice paysagère fortement anthropisée. Cette explication de la « dispersion limitée » domine la littérature sur le sujet. De manière alternative, d’autres hypothèses ont été émises pour expliquer l’absence ou la rareté des espèces forestières dans les forêts établies sur sol anciennement cultivé. Les propriétés physico-chimiques du sol sont connues pour être très fortement altérées par l’agriculture, notamment dans le sens d’une augmentation du pH et de la teneur en nutriments, en particulier du phosphore qui pourrait inhiber la germination des graines des espèces forestières[25]. L’hypothèse du « recrutement limité » a fait l’objet de plusieurs études expérimentales en conditions contrôlées, dont les résultats sont parfois contradictoires : une majorité d’espèces forestières semble s’accommoder, au moins à court terme, de sols anciennement cultivés[26], tandis que d’autres ont des difficultés à s’établir[27]. Cependant, les études expérimentales sont limitées dans le temps et les études de terrain ne permettent généralement pas de discriminer ces différentes hypothèses.

L’objectif de l’unité EDYSAN est de tester de manière robuste l’importance des antécédents d’occupation du sol sur la biodiversité végétale actuelle et de séparer l’effet habitat (susceptible de limiter le recrutement des espèces forestières) de l’effet connectivité (susceptible de limiter leur dispersion). Pour ce faire, nous prévoyons des approches expérimentales, en conditions contrôlées (e.g. semis et transplantation) et des études in natura en conditions quasi expérimentales (e.g. anciens champs de bataille de la Grande Guerre).

Cette question de la résilience des écosystèmes forestiers se pose également dans le cas des communautés microbiennes du sol. Ces communautés étant impliquées dans de nombreux services écosystémiques[28], elles jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement des écosystèmes forestiers dont l’une des principales fonctions est la fixation du carbone[29]. De même les microorganismes du sol, dans le cadre de la décomposition de la matière organique du sol, vont influencer la régulation des cycles biogéochimiques et la nutrition des plantes[30].

 

 

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