Et si les modèles utilisés pour prédire les effets du réchauffement climatique sur la biodiversité partaient d’une hypothèse erronée ?

C’est la question qui vient conclure une récente étude conduite par l’équipe du Professeur Guillaume Decocq de l’Université de Picardie Jules Verne et du CNRS, dont les résultats viennent d’être publiés dans la revue scientifique Global Ecology and Biogeography (Wasof et al., (2013) Ecological niche shifts of herbaceous forest plants along a latitudinal gradient of temperate deciduous forests. Global Ecology and Biogeography 22, 1130-1140.). Pour les besoins de cette étude, l’Unité de recherche picarde « Ecologie et Dynamiques des Systèmes Anthropisés » (EDYSAN, FRE 3498 CNRS-UPJV) a pris la tête d’un consortium composé de chercheurs belges, allemands, suédois et estoniens. Les chercheurs ont comparé la niche écologique de plusieurs espèces herbacées forestières communes le long d’un gradient latitudinal allant du nord de la France à la limite nord de la forêt tempérée, en Europe du nord. Les scientifiques montrent pour la première fois qu’une même espèce présente un optimum et une amplitude écologique qui varient selon la latitude et, donc, les conditions climatiques locales. Or, une hypothèse clé des modèles utilisés pour prédire les changements de distribution des espèces en réponse aux changements climatiques est la constance de la niche écologique d’une espèce (c’est-à-dire les conditions environnementales dans lesquelles elle est capable de (sur)vivre). Ces modèles sont à l’origine de scénarios d’extinction massive d’espèces végétales en raison de leur incapacité à migrer suffisamment vite pour suivre le déplacement de leur « niche ». Les résultats de l’étude qui vient d’être publiée remettent aujourd’hui en cause cette hypothèse 

Les changements environnementaux globaux constituent une menace majeure pour la biodiversité : le taux d’extinction des espèces est prévu d’augmenter au cours du XXIème siècle (Sala et al., 2000). Pour éviter l’extinction, une espèce a deux possibilités : (1) soit elle suit les conditions environnementales dont elle a besoin (qui définissent sa « niche écologique ») dans l’espace (en migrant) et/ou dans le temps (en décalant son cycle de développement) ; (2) soit elle s’adapte aux nouvelles conditions climatiques par acclimatation (modification du mode d’expression des gènes) ou micro-évolution (différenciation de génotypes nouveaux) (Bellard et al., 2012). Cependant, la deuxième possibilité est généralement écartée par les scientifiques parce qu’elle nécessite un temps beaucoup plus long que celui auquel le réchauffement climatique se produit.

Les capacités d’adaptation des espèces aux changements environnementaux et les mécanismes sous-jacents demeurent incertains. En étudiant la « niche écologique réalisée » de 26 espèces herbacées communes des forêts tempérées européennes (c’est-à-dire les conditions dans lesquelles une espèce est effectivement capable de se développer), les chercheurs ont recherché des changements dans la largeur de la niche (c’est-à-dire l’amplitude des conditions écologiques dans laquelle l’espèce a été observée) et la position de la niche (c’est-à-dire l’optimum des conditions permettant le bon développement de l’espèce) le long d’un gradient latitudinal de 1800 km couvrant la majeure partie de la forêt feuillue tempérée d’Europe occidentale. L’étude montre qu’aucune des 26 espèces n’a maintenu à la fois l’amplitude et la position de sa niche le long du gradient latitudinal. Peu d’espèces (35%) ont changé leur largeur de niche, mais toutes ont modifié leur position. En montant en latitude, la plupart des espèces (85%) ont déplacé la position de leur niche vers des sols plus acides et plus pauvres en éléments nutritifs.

En d’autres termes, les plantes forestières étudiées occupaient des niches écologiques différentes le long du gradient latitudinal, suggérant une adaptation locale et / ou une plasticité phénotypique. Cette étude remet en cause l’idée couramment acceptée que la niche écologique d’une espèce est stable dans le temps et dans l’espace, une hypothèse clé des modèles de distribution des espèces utilisés pour prédire la réponse des espèces et de la biodiversité aux changements climatiques, et, par conséquent, pour prédire les taux d’extinction à venir.

 

REFERENCES

Bellard, C., Bertelsmeier, C., Leadley, P., Thuiller, W. & Cour- champ, F. (2012) Impacts of climate change on the future of biodiversity. Ecology Letters, 15, 365–377.
Sala, F.S., Chapin III, Armesto, J.J., Barlow, E., Bloomfield, J., Dirzo, R., Huber-Sanwald, E., Huenneke, L., Jackson, R.B., Kinzing, A., Leemans, R., Lodge, D.M., Mooney, H.A., Oester- held, M. & Poff, N.L. (2000) Global biodiversity scenarios for the year 2100. Science, 287, 1770–1774.
Wasof S, Lenoir J, Jamoneau A, De Frenne P, Cousins SAO, Wulf M, Brunet J, Kolb A, Liiraa J, Diekmann M, Hermy M, Verheyen K, Decocq G. (2013) Ecological niche shifts of herbaceous forest plants along a latitudinal gradient of temperate deciduous forests. Global Ecology and Biogeography 22, 1130-1140.