LA VALEUR AZOTEE DES BOUES D’EPURATION

par

Luc GRIMAUD (*)

L’utilisation des boues résiduaires en agriculture doit être raisonnée pour valoriser au mieux les éléments utiles aux plantes sans risque à court ou long terme pour la fertilité des sols, la qualité des récoltes, et pour l’environnement. Une bonne connaissance de la composition des boues et surtout de la biodisponibilité des éléments qu’elles contiennent est indispensable. Ainsi la simple teneur en azote d’une boue, mesurée par l’analyse au laboratoire ne préjuge pas de sa disponibilité réelle dans le sol pour l’alimentation de la plante. Plusieurs facteurs, tant intrinsèques (c’est à dire propres aux boues, selon les traitements qu’elles ont subis), qu’extrinsèques (caractéristiques pédo-climatiques, effet du mode et de la période d’épandage...) influencent cette disponibilité comme le montrent les résultats des nombreux travaux de recherche sur la valeur azotée des boues.

Teneur en azote des boues

Les boues contiennent en moyenne 4 à 6 % d’azote (pourcentage de la matière sèche) ; ce taux d’azote est variable selon les types de boues. La fourchette extrême des teneurs observées s’étend de 1 à 9 % selon les caractéristiques des effluents traités, les procédés de stabilisation des boues et les éventuels traitements complémentaires de conditionnement utilisés. Les plus fortes teneurs sont observées avec les boues liquides.

Dans les boues, l’azote est présent sous deux formes : l’azote organique, l’azote minéral (N-NH4+). Les boues ne contiennent généralement pas d’azote nitrique (N-NO3-) ou d’azote nitreux (N-NO2-), sauf à l’état de traces.

La proportion d’azote ammoniacal (N-NH4+) par rapport à l’azote total est essentiellement fonction du traitement des boues (épaississement, déshydratation, séchage, chaulage, compostage...). Toutefois, pour un type de boue donné, la composition initiale en azote et le rapport N total/N ammoniacal peuvent évoluer au cours du stockage. Au niveau de la station d’épuration, ils varient aussi selon les fluctuations de charge et de composition des effluents admis.

Le rapport C/N des boues permet d’apprécier qualitativement la capacité de minéralisation de l’azote organique contenu dans les boues. Il sera utilisé pour classer les boues dans les différentes catégories de fertilisants organiques selon le Code des Bonnes Pratiques Agricoles conditionnant les périodes d’aptitude à l’épandage.

Facteurs de variation de la disponibilité de l’azote

L’azote n’est assimilable par les végétaux que sous forme minérale, surtout nitrique. La valeur fertilisante azotée des boues dépend donc de leur richesse initiale en azote ammoniacal, mais aussi et surtout de l’aptitude de l’azote organique qu’elles contiennent à être minéralisé dans le sol.

En effet, l’azote des boues peut être soumis à différents processus de transformation biologique et physico-chimique dans les sols : minéralisation de la fraction organique, immobilisation de la fraction minérale, nitrification ou volatilisation de l’azote ammonciacal, dénitrification de l’azote nitrique. Ces différents processus de transformation de l’azote des boues sont essentiellement liés à l’activité biologique des micro-organismes et peuvent se dérouler simultanément. De nombreux facteurs influencent ces transformations dans le sol et conditionnent l’efficacité de l’azote des boues.

La disponibilité de l’azote des boues dépend tout d’abord des caractéristiques physico-chimiques de chaque type de boues : richesse en azote, forme d’azote, rapport C/N, stabilité de l’azote organique; ainsi pour un type d’effluent donné, les différents traitements subis par les boues (stabilisation, conditionnement chimique, déshydratation...) constituent les facteurs essentiels de variation de la disponibilité en azote sans qu’il soit toujours possible de distinguer l’influence de chacun de ces facteurs condidérés isolément.

Les résultats d’un essai au champ sur maïs, comparant l’efficacité de l’azote d’une boue à différents stades du traitement de déshydratation dans une même station par rapport à un témoin engrais minéral, montrent que l’efficacité de l’azote diminue lorsque la proportion N-NH4+/N total décroît, que le rapport C/N croît et que la teneur en matière sèche augmente. Les paramètres (teneur en N-total, N-NH4+, C/N et MS de la boue) sont généralement assez bien corrélés entre eux.

Les caractéristiques physico-chimiques de chaque type de boues permettent de définir la disponibilité potentielle de leur azote. Toutefois, pour un type de boues donné, caractérisé par une disponibilité potentielle de l’azote donnée, la disponibilité réelle de l’azote (efficacité) va dépendre, pour une part non négligeable, des conditions d’utilisation des boues : contexte pédo-climatique, système de culture et conditions d’épandage. Ces parmètres conditionnent les fournitures de l’azote des boues aux plantes mais aussi les risques de pertes : volatilisation, dénéitrification, lixiviation.

Les périodes de minéralisation de la fraction organique sont principalement liées à la température et à l’humidité du sol. La culture bénéficiera d’autant mieux de ces fournitures que sa période d’absorption de l’azote couvrira bien la période de minéralisation (généralement guère plus de 50 % pour les céréales d’hiver). La température a un effet plus marqué que l’humidité sur la vitesse de minéralisation. Toutefois une humidité excessive des sols (conditions d’anaérobiose) peut provoquer des pertes d’azote par dénitrification. L’intensité de la dénitrification est directement fonction de la quantité de carbone assimilable apporté par les boues. Une bonne stabilisation des boues réduit nettement ces risques de perte.

Les conditions météorologiques et plus particulièrement la température de l’air sont déterminantes pour entraîner des pertes d’azote par volatilisation d’ammoniac lors de l’épandage de boues riches en azote ammoniacal (10 à 75 % de la fraction ammoniacal). L’incorporation direct au sol ou l’enfouissement rapidement après l’épandage des boues peut diminuer considérablement ces pertes. L’azote nitrique provenant des boues est aussi sujet aux pertes par lessivage pendant les périodes de drainage du sol. Les risques sont d’autant plus importants que la période d’absorption de l’azote par la plante est éloignée des périodes de forte minéralisation-nitrification des boues.

Type de Boue Potentiel de Minéralisation
Boues aérobies

24 à 40 %

Boues anaérobies

4 à 48 %

Boues digérées compostées 7 % (42 % avant compostage)
Boues fraîches compostées 4 % (43 % avant compostage

tableau 1: disponibilité de l ’azote organique des boues mesurée au laboratoire (incubation)

Estimation de la valeur azotée des boues

Pour déterminer la valeur fertilisante azotée des boues résiduaires, deux approches complémentaires ont été utilisées : l’aptitude à la minéralisation de l’azote a été appréciée principalement en milieu contrôlé (laboratoire, serre) pour caractériser le comportement des grands types de boues, tandis que des expérimentations de plein champ ont été mises en place pour prendre en compte les facteurs pédo-climatiques et les systèmes de culture. Les résultats de ces nombreuses expérimentations ont permi d’établir des corrélations entre les caractéristiques des boues, la disponibilité de leur azote et le comportement des végétaux cultivés en leur présence .

Essai en laboratoire et en serre

Différents tests de laboratoire ou en serre ont été expérimentés comme modèle de prévision de la disponibilité de l’azote des boues : seules l’incubation aérobie en laboratoire et les cultures en vase de végétation ont une fiabilité suffisante; les tests chimiques simples permettent de discriminer des produits très différents, mais sont insuffisants pour être réellement opérationnels.

La comparaison des cinétiques de minéralisation de l’azote dans un sol seul ou additionné de boues, en conditions optimales (température : 28°C, humidité : 80 % de la capacité de rétention au champ du sol), permet d’évaluer le potentiel de minéralisation de l’azote organique de ces boues. Ainsi de nombreux essais en incubation montrent des potentiels de minéralisation différents suivant la nature des boues. La disponibilité de l’azote organique en fonction du type de boues peut se classer ainsi : boues compostées < boues anaérobies < boues aérobies. toutefois, pour un type de boues donné, il est difficile d’affecter un chiffre précis de disponibilité : les fourchettes de valeurs observées par les différents auteurs sont en effet assez larges suivant les situations (tableau 1).

Plusieurs modèles, obtenus en général par des régressions linéaires multiples à partir d’essais au laboratoire, ont été proposés pour évaluer la valeur azotée des boues mais ils concernent principalement des boues liquides anaérobies :

- N disponible = 90 % Fraction azotée ammoniacale + 25 % Fraction azotée organique

- N disponible = 15 % N organique = 50 % N-NH4+ + 100 % N-NO3

- N disponible = 100 % N-NH4+ + 27 % N organique

D’autres auteurs envisagent trois compartiments pour définir la valeur azotée des boues :

- N0 : compartiment azoté minéral : N-NH4+ initial

- N1 : compartiment azote organique très facilement minéralisable

- N2 : compartiment azote organique lentement minéralisable avec la cinétique de minéralisation suivante : N(t) = N0 + N1 (1-exp (-klt)) = N2 (1 -exp (-k2t))

De nombreux essais, réalisés en vases de végétation, ont montré qu’il fallait considérer sumultanément la concentration en carbone total et en azote total des boues (ou le rapport C/N et la concentration en azote) pour évaluer la valeur azotée des boues .

Chaussod et al. (1981) proposent de classer les boues en fonction de leur aptitude à libérer de l’azote en quatre groupes principaux, caractérisés par leur teneur en NtK et leur rapport C/N, correspondant à des comportements typiques :

- boues libérant rapidement à coup sûr une forte proportion de leur azote total (50 à 60 %) : boues riches en azote (NtK > 5 %) et avec un C/N faible (<6). Ces boues correspondent aux boues de laiterie et à des boues riches en azote ammoniacal (boues liquides anaérobies)

- boues libérant 30 à 40 % de leur azote total assez rapidement (teneur en NtK comprise entre 2 et 5 % et C/N variant de 6 à 12) Ces boues correspondent aux boues urbaines les plus courantes (boues stabilisées aérobies ou anaérobies)

- boues susceptibles de provoquer un blocage temporaire d’azote en raison d’une stabilisation insuffisante (C/N > 12) laisant un excès de carbone facilement fermentescible (C > 30 %). Les boues riches en carbone (= digestion insuffisante), quelle que soit la filière de traitement, sont caractéristiques de ce groupe. De même, les boues de décantation primaire et les boues fraîches non stabilisées font partie de ce groupe. Le pourcentage d’azote minéralisé atteint rarement 30 % (entre 0 et 25 %) et on peut observer une immobilisation plus ou moins longue de l’azote minéral du sol.

- boues carencées en azote (N < 2 %) et à C/N élevé (C/N > 15) évoluant peu ou risquant de provoquer une immobilisation prolongée de l’azote du sol. Les boues autoclavées sont caractéristiques de ce groupe. La valeur azotée de ce genre de boues traitées thermiquement (procédés Portéous ou Farrer) est non seulement nulle mais négative, au moins la première année, en raison du blocage de l’azote du sol. En revanche l’arrière effet est légèrement positif.

Les incubations en conditions aérobies et les cultures en vase de végétation sont d’excellents index, c’est à dire qu’elles donnent un classement relativement fiable de la valeur fertilisante des boues ; ellles déterminent une disponibilité potentielle de l’azote, souvent utilisée pour évaluer la dose de boues à épandre. Cependant, l’extrapolation au champ de ces résultats au laboratoire varie en fonction des conditions pédo-climatiques et culturales.

Essais au champ

L’efficacité au champ de l’azote peut différer de la disponibilité théorique mesurée en laboratoire car la libération d’azote est progressive, dépendante des facteurs pédo-climatiques et du type de culture. Elle est généralement évaluée à partir de la courbe de réponse à l’azote d’une culture ou du coefficient apparent d’utilisation de l’azote.

Les principaux résultats des essais au champ montrent une assez grande variabilité de l’efficacité de l’azote des boues. La comparaison des résultats entre eux est relativement difficile car la méthode d’évaluation de l’efficacité varie selon les expérimentations, tout comme les cultures et les conditions pédo-climatiques.

Toutefois pour les principaux types de boues, les chiffres obtenus permettent de donner une fourchette d’efficacité de l’azote sur la culture de l’année :

- boues liquides aérobies : l’efficacité de l’azote est comprise entre 20 et 60 %. Les valeurs les plus fréquentes sont de 40 à 45 % pour des cultures de printemps (maïs, betterave) ou pour du ray-grass (épandage des boues au printemps). Dans le cas de boues obtenues par aération prolongée, l’efficacité semble plus élevée (60 à 90 %).

- boues liquides anaérobies : des essais assez variés ont été menés avec ces boues les plus riches en azote ammoniacal, l’efficacité de l’azote varie de 15 à 80 %, mais beaucoup de valeurs sont comprises entre 30 à 50 %. Une assez bonne corrélation entre l’efficacité de l’azote et la proportion d’azote ammoniacal des boues est soulignée par ces essais.

- boues aérobies et anaérobies déshydratées : très peu de résultats sont disponibles. Les valeurs obtenues au champ sont généralement assez faibles (13 à 25 %). Toutefois, lorsqu’il s’agit de boues chaulées, les valeurs observées sont plus élevées (30 à 40 %). Ceci peut être dû à un effet indirect (pH) qui se traduit par une stimulation de la minéralisation de l’azote du sol.

Détermination de la valeur azotée d’une boue

Les résultats obtenus avec les différentes approches (essais au champ, tests au laboratoire ou en serre) ne sont pas à mettre sur le même plan mais concourent à améliorer les connaissances sur la valeur azotée des boues.

Pour chaque type de boues, les fourchettes de valeurs observées sont assez larges, néanmoins la confrontation de nombreux essais au laboratoire et au champ dégage des tendances suffisamment concordantes pour pouvoir donner une prévision fiable. Ainsi pour les boues liquides (anaérobies ou aérobies), une efficacité de l’azote comprise entre 30 et 50 % est la plus fréquente, avec une bonne corrélation entre l’efficacité de l’azote et la proportion d’azote ammoniacal. Pour les autres types de boues (déshydratées, chaulées, compostées) le nombre d’essais, au champ ou au laboratoire significatifs disponibles est réduit, et l’acquisition de référence est encore nécessaire.

Perspectives de recherche

Au plan méthodologique, il apparaît qu’un raisonnement par typologie est à développer. La valeur azotée des boues doit être recherchée par type de boues (ce qui implique une bonne caractérisation des boues) mais aussi par type de système de culture.

Des travaux de recherche sont encore nécessaires pour mieux définir le comportement des différents types de boues vis-à-vis de la libération de leur azote au champ, c’est à dire :

- affiner l’estimation de la disponibilité potentielle de l’azote des différents types de boues.

- préciser la répartition dans le temps de ces fournitures d’azote et en particulier évaluer les arrière effets liés aux épandages de boues. Peu de données expérimentales fiables sont disponibles en ce qui concerne ces arrière-effets.

Les études et modélisations qui sont réalisées sur le devenir de N-NH4+ des lisiers devraient pouvoir être intégralement appliquées à l’azote ammoniacal des boues.

En ce qui concerne le comportement de la fraction organique, des travaux de recherche devraient être développés principalement selon deux axes :

- caractérisation de la minéralisation nette d’azote des boues au laboratoire : une méthodologie d’incubation standardisée demande à être mise au point pour permettre de comparer les valeurs de disponibilité potentielle de l’azote des différentes boues et définir une typologie des boues en fonction de leur valeur azotée. Les possibilités d’extrapolation de ces résultats de laboratoire au champ devront être vérifiées en fonction des conditions d’environnement. Cette voie semble l’une des plus intéressante pour prévoir le comportement des boues dans d’autres conditions de milieu et éviter d’avoir à multiplier les expérimentations de terrain.

- caractérisation de la minéralisation nette d’azote des boues au champ.

L’utilisation de modèles décrivant la dynamique de la matière organique dans les sols peuvent constituer aussi un outil d’aide à la décision pour l’utilisation agricole des boues. Ces modèles doivent permettre de mieux caractériser l’évolution des boues après leur apport. Ceci nécessite, sur différents essais au champ dont l’ensemble des paramètres est bien contrôlés (qualité et quantité de boues épandues, homogénéité de l’épandage, évolution de l’humidité et de la température du sol...), de réaliser des suivis d’azote minéral très fréquents. Ces valeurs pourront alors être utilisées dans des modèles couplés de « minéralisation-transfert d’azote » pour calculer la cinétique de minéralisation réelle au champ et pour évaluer ainsi l’effet direct et l’arrière-effet de l’azote des boues sur les cultures et les risques de lessivage de l’azote minéral. Les résultats obtenus avec différents types de boues permettront d’étalonner les parmètres des modèles.

Ces modèles, couplés à la typologie de comportement des boues vis à vis de leur valeur azotée obtenue au laboratoire devraient permettrent une bonne prévision du devenir de l’azote des boues au champ.

Conclusion

Une bonne valorisation des boues de station d’épuration en agriculture implique de parfaitement intégrer l’azote apporté dans le raisonnement global de la fertilisation azotée des cultures pour satisfaire aux objectifs de rendement et de qualité fixés par l’agriculteur et éviter d’être une source de pollution nitrique au cours de l’interculture qui suit. Toutefois, il est plus difficile de gérer avec précision l’azote des boues que l’azote des engrais. La composition des boues et surtout sa variabilité, ainsi que l’importance des conditions d’environnement sont des facteurs à analyser avec beaucoup d’attention.

La synthèse des différentes études réalisée sur la valeur des boues constitue un référentiel important pour la gestion de l’azote des boues. Cependant des travaux de recherche restent nécessaires pour mieux prévoir l’efficacité directe et l’arrière-effet de l’azote par type de boues. Les effets sur la fourniture d’azote par le sol suite à des apports répétés de boues sur une même parcelle sont aussi à étudier. Le développpement de référentiels régionaux doit être poursuivi pour mieux prendre en compte les différents contextes pédo-climatiques et culturaux.

Bien entendu, l’azote n’est pas le seul facteur à prendre en compte pour utiliser les boues en agriculture : il est nécessaire de moduler les apports en fonction des autres fertilisants présents dans les boues, comme le phosphore ou la chaux (cas des boues chaulées). De plus la présence d’éléments indésirables (éléments traces métalliques, micro-polluants organiques) doit être gérée.


(*) extrait de:

GRIMAUD L. (1996) - La valorisation des boues de station d'épuration en agriculture. Mém. D.U. "Eau et Environnement", D.E.P., univ. Picardie, Amiens, 44 p.